La fragilité de certaines musiques est extrême : tant qu'elles n'ont pas rencontré un interprète capable d'en révéler les secrets les mieux dissimulés, elles demeurent confidentielles, en tous cas ignorées du plus grand nombre. A cet égard, l'enregistrement de studio, souvent décrié par rapport à l'interprétation vécue en concert, prend sa revanche en pérennisant ces parfois trop rares instants de réussite. Cette remarque m'est revenue à l'esprit en me remémorant l'oeuvre de trois musiciennes plus que trois fois centenaires.
Pour toutes sortes de raisons inhérentes à la difficile condition féminine, l'histoire n'a laissé que peu de place aux musiciennes, ne leur concédant trop souvent que l'art de bien chanter voire de pratiquer un instrument intimiste. A cet égard, l'abbesse, Hildegard von Bingen (1098-1179) voire la trobairitz (forme occitane de l'horrible appellation troubadouresse), Beatritz de Dia (1140 ?-1175 ?), furent l'exception confirmant la règle de l'époque.
Ces exemples médiévaux n'eurent guère d'équivalent pendant la Renaissance qui ne fut décidément pas égale pour les deux sexes. Il faudra, de fait, enjamber près de 5 siècles pour retrouver traces de l'épanouissement de talents musicaux féminins, encore isolés certes mais bien affirmés, concrètement ceux de Francesca Caccini (1587-1641), de Barbara Strozzi (1619-1677) et d'Elisabeth Jacquet (1665-1729).
Francesca Caccini est la fille de Giulio Caccini (1546-1615), l'auteur d'un des tous premiers opéras, L'Euridice, à ne pas confondre avec celui, quasiment contemporain, de Jacopo Peri, créé au Palazzo Pitti lors du mariage par procuration de Henri IV avec Marie de Médicis (Le mariage officiel - en présence du marié, cette fois ! - ne sera célébré, à Lyon, que deux mois plus tard).Sachez que ces deux musiciens s'appréciaient et qu'ils tinrent chacun un rôle vocal lors de cette création, de même d'ailleurs que Francesca.
Ayant grandi dans l'entourage des Médicis, Francesca Caccini a reçu une éducation très complète, pas seulement musicale. Cantatrice, claveciniste, luthiste, guitariste, elle servit le Grand-Duc de Toscane avant de se rendre à Paris à l'invitation de Henri IV et de se mettre au service de Catherine de Lorraine.
En 1618, elle publia son premier recueil de madrigaux, Il primo libro delle musiche a una e due voci (19 Spirituali (sacrés) et 17 Temporali (profanes)). La soprano néerlandaise, Henriette Feith, a enregistré un beau CD qui propose un florilège basé sur ce recueil (Nube Gentil, O Che Nuovo Stupor, Lasciatemi Qui Solo). D'autres enregistrements moins indispensables sont disponibles, dus à Shannon Mercer (Non sò se quel sorriso) ou Maria Christina Kiehr (Io Mi Distruggo et Ardo).
Francesca Caccini fut probablement la première femme ayant composé des opéras et La Liberazione di Ruggiero dall'Isola d'Alcina (1628) est, de fait, un chef-d'oeuvre (J'espère que vous avez apprécié le superbe duo proposé).
Barbara Strozzi (1619-1677) est la fille adoptive du poète et librettiste italien, Giulio Strozzi, sans doute son géniteur. Conscient de son talent musical, il a encouragé sa carrière non seulement comme chanteuse mais encore comme compositrice, confiant sa formation aux soins du grand Francesco Cavalli (1602-1676). Dès 1634, elle fut admise au sein de la secrète mais influente Accademia degli Incogniti de Venise (Celle-là même qui fournit les livrets de ses deux derniers opéras à Monteverdi).
Très active, Barbara Strozzi a publié, jusqu'en 1664, pas moins de 125 œuvres, réparties sur huit opus, des madrigaux et surtout des arias et des cantates (Sino alla morte, L'Amante segreto (merveilleuse Raquel Andueza !), Lamenti : Lagrime mie a che vi trattenete & Sul Rodano severo).
La Cappella Mediterranea dirigée par Leonardo García Alarcón s'est adjointe les voix de Céline Scheen, Mariana Flores, Fabian Schofrin, Jaime Caicompai et Matteo Belloto afin de proposer un des enregistrements les plus somptueux de madrigaux italiens jamais édités, tous compositeurs confondus, à posséder absolument ! En voici quelques pièces détachées : Che si può fare, Lagrime mie, Priego ad Amore. Le lecteur curieux comparera la version précédente de Lagrime mie (Céline Scheen) à d'autres (Emanuela Galli, Pamela Lucciarini, Dorothée Leclair) qui, sans forcément démériter, ne peuvent rivaliser, en particulier à cause d'un accompagnement trop nettement spartiate.
Elisabeth Jacquet (1665-1729) est mieux connue sous le nom à rallonge d'Elisabeth-Claude Jacquet de la Guerre, résultat de la fusion du prénom de son père, le facteur (de clavecins !), Claude Jacquet, et du patronyme de son mari, l'organiste Marin de la Guerre. Ce subterfuge était sans doute destiné l'introduire plus facilement dans un milieu artistique naturellement fermé aux femmes.
Enfant prodige, elle eut le privilège de se faire remarquer - comme on disait à l'époque - par le Roi Soleil, une rencontre facilitée par l'entremise de Madame de Montespan. Fait exceptionnel à la Cour, elle composa et son œuvre pour clavecin - deux recueils de Suites - eurent les honneurs d'une impression originale, un privilège rare à l'époque, qu'elle a partagé avec ses collègues masculins, Jacques Champion de Chambonnières (1601-1672), Nicolas Lebègue (1631-1702) et Jean-Henri d'Anglebert (1629-1691). Etrangement il n'en reste rien et ses oeuvres que l'on croyait perdues ne revivent aujourd'hui que par la grâce de copies miraculeusement retrouvées sous la poussière de deux bibliothèques transalpines (Venise).
Plusieurs clavecinistes se sont attaqué(e)s, avec des bonheurs divers, aux Suites écrites par Elisabeth Jacquet. Aucun(e) n'a mieux réussi son pari que l'américaine, Elizabeth Farr, qui a disposé, il est vrai, d'un instrument superbe. L'enregistrement paru en 2 CD chez Naxos (Suites n°1, 2 & 3 et Suites n°4, 5 et 6), compte parmi les plus réussis de la musique pour clavecin du Grand Siècle français.
Le reste de son oeuvre parvenue jusqu'à nous, comprend des Sonates en trio, des Sonate n°2 pour 2 violons, violoncelle & continuo (clavecin), des cantates sacrées et profanes (Esther, Le sommeil d'Ulisse, L'isle de Delos). De plus, Elisabeth Jacquet fut la première musicienne française à avoir composé un opéra : Céphale et Procris (1694).