Faits divers

Le siècle des (frères) Lumière

Louis et Auguste Lumière
Louis et Auguste Lumière

Le cinéma est né vers 1890, lorsque Thomas Edison a généralisé le principe de son phonographe (breveté 13 ans plus tôt, malgré des essais antérieurs et probants de Charles Cros, en France) : le kinétographe était né (pour les prises d'images animées) et le kinétoscope aussi (pour leurs projections). Cette aventure passionnante vous est contée dans un article Wikipedia richement illustré que je vous recommande.

L'invention d'Edison a suscité l'intérêt qu'on devine mais elle a souffert d'emblée d'inconvénients majeurs : des films trop courts ne pouvant être vus que par un (!) spectateur à la fois, une synchronisation sonore certes ambitieuse mais ineffective et des cadrages maladroits. Les frères Lumière (autre article Wikipedia) n'ont jamais revendiqué l'invention primitive - elle revenait de plein droit à Edison - mais la résolution de quelques problèmes annexes, en particulier la projection en salle de (mises en) scènes construites. Du coup, et contre toute attente, la France a pris une longueur d'avance qu'elle a conservée pendant deux décennies au moins. L'hégémonie française dut beaucoup aux deux sociétés de production rivales, fondées respectivement par Léon Gaumont (en 1895) et par les frères Charles et Émile Pathé (en 1896), qui ont imposé un niveau d'exigence artistique inconnu Outre-Atlantique à cette époque. Elle ne dura pas et, en cela, l'histoire du cinéma présente des analogies avec l'histoire tout court.

La fin de la guerre 14-18 a, en effet, entraîné la première invasion américaine sur le continent et de toutes les "valeurs" associées. Convaincu de ne pouvoir résister éternellement au pouvoir de l'argent, Pathé et Gaumont ont vendu leurs parts au plus offrant, Kodak et Metro-Goldwyn-Mayer, ne conservant que les activités exploitables dans l'Hexagone. Quand le monde s'amusait des farces de Max Sennett, Buster Keaton et Charlie Chaplin, le cinéma français bataillait afin de conserver des ambitions élitistes, un combat qui ne s'est guère révélé "payant". L'histoire des musiques de films a suivi un cours (malheureusement ?) parallèle.

Le 7ème Art a toujours compté sur l'étroite collaboration du 4ème. Cette nécessité, qui remonte à l'époque du muet (rassurer le public, ponctuer ses émotions, couvrir le bruit du projecteur, ...), est restée d'actualité même si les motivations ont changé. L'histoire de cette entente forcée est perçue différemment par les mélomanes et les cinéphiles. Pour ces derniers, on les comprend, l'image doit primer et la musique ne peut jouer de rôle que subalterne.

Cette chronique n'est absolument pas une étude - même simplifiée - de l'histoire de la musique spécifiquement écrite pour le cinéma. Dix épais volumes ne suffiraient pas pour faire un tri pourtant bien nécessaire entre :

  • Des bandes sonores purement fonctionnelles, conçues au plus juste d'une action qui ne valait pas nécessairement mieux. Le problème n'est pas que de telles musiques aient existé mais bien qu'elles aient été la règle plutôt que l'exception.
  • Des fresques non dépourvues d'ambition (Maurice Jarre dans Lawrence d'Arabie) sinon de savoir-faire (James Horner dans Braveheart) mais souvent pénalisées par un découpage imposé et/ou une recherche d'effets ayant tôt fait d'épuiser leur pouvoir de persuasion.
  • La récupération fréquente de musiques écrites pour la salle de concert : Trio n°2 de Schubert (Barry Lyndon), Scherzo de la 9ème de Beethoven (Oranges mécaniques), Concerto n°21 pour piano de Mozart (Elvira Madigan), Adagietto de la 5ème de Mahler (Mort à Venise), ..., toutes initiatives que les idéalistes justifient par l'adéquation au sujet traité et les matérialistes par le besoin de compresser le budget. Reconnaissons cependant que le procédé a facilité l'accès de bien des cinéphiles à un répertoire classique dont ils ne soupçonnaient pas forcément l'existence, une conséquence heureuse. Sans aller jusqu'à l'emprunt, certaines musiques de film se sont inspirées d'oeuvres existantes, telle l'inattendue Musique pour cordes, percussion et célesta de Bela Bartok. Cette oeuvre pourtant classée exigeante a régulièrement contribué au climat angoissé de plus d'un film noir (Shining de Stanley Kubrick (1980), Dans la peau de John Malkovitch de Spike Jonze (1999), Coma de Michael Crichton (1978), ... ).

Cette chronique témoigne essentiellement de l'intérêt de quelques grands maîtres, pour le cinéma, et subsidiairement de l'habileté de quelques élèves doués, redoutant moins les salles obscures que celles de concert. L'éclatement des partitions au service d'une action séquencée n'a pas facilité leur pérennisation. Certaines parmi les plus significatives ont néanmoins revendiqué une existence autonome, à l'écart des films parfois démodés qui leur avaient servi de support. Des arrangements ont été nécessaires pour constituer ces suites orchestrales, effectués par les compositeurs d'origine ou par des arrangeurs qui s'en sont fait un métier. Des éditeurs convaincus ont mis ces partitions remaniées à votre disposition, nous en verrons des exemples. Certains compositeurs (Korngold et Schnittke particulièrement) ont même réutilisé leur matériau sonore dans des oeuvres de concert plus ambitieuses.

Les "grands" maîtres...

Il semblait naturel de confier les premières musiques de film à des musiciens réputés déclarant s'intéresser au cinéma naissant. Celui-ci semblait leur ouvrir de nouvelles perspectives stimulantes pour l'inspiration et, pourquoi pas, leur garantir un revenu sûr.

L'Assassinat du duc de Guise (1908)
L'Assassinat du duc de Guise (1908)
a) En France

Camille Saint-Saëns (1835-1921), pourtant plus très jeune, fut un véritable précurseur. En 1908, il écrivit la musique d'accompagnement pour l'un des premiers films narratifs, L'Assassinat du duc de Guise, oeuvre pionnière d'André Calmettes et Charles Le Bargy. La partition, pour cordes, piano & harmonium, est restée au catalogue (mais pas au répertoire !) des oeuvres du compositeur, sous le numéro d'opus 128. Plusieurs musiciens de la génération suivante ont emboîté le pas, en particulier quelques membres du Groupe des Six :

  • Arthur Honegger (1892-1955) a collaboré à des projets ambitieux (Les Misérables, de Raymond Bernard (1934), L'idée, film expérimental de Berthold Bartosch (1934), Mermoz, de Louis Cuny (1943) et surtout la version originale du Napoléon, d'Abel Gance (1927)). Attention "Napoléon" a fait l'objet de plusieurs révisions : vous reconnaîtrez la musique originale aux échos du finale de l'Héroïque de Beethoven, tels que restitués dans cette bande de lancement.
  • Darius Milhaud (1892-1974) a tant écrit dans tous les genres qu'il ne pouvait ignorer le cinéma (Madame Bovary, de Jean Renoir (1934) et surtout L'Inhumaine de Marcel l'Herbier (1924)).
  • Francis Poulenc (1899-1963) fut moins assidu, surtout connu pour sa participation à La Duchesse de Langeais, de Jacques de Baroncelli (1942).
  • Georges Auric (1899-1983) fut très à l'aise dans le genre (Le salaire de la peur d'Henri-Georges Clouzot (1953), La Belle et la Bête, de Jean Cocteau (1946)).

Jean Wiener (1896-1982) ne s'est guère imposé au concert (Ecoutez quand même son Concerto pour piano) et il aurait fini aux oubliettes sans un tube cinématographique garanti d'époque (Touchez pas au grisbi de Jacques Becker (1954)). Il a pourtant collaboré à d'autres films connus mais aucun n'a fait une part suffisante à la musique (Knock de Roger Goupillières et Louis Jouvet (1933), Le Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir (1936), Mouchette de Robert Bresson (1967)). Quant à Jean Françaix (1912-1997), musicien spirituel s'il en fut, il a trouvé le collaborateur idéal en la personne du réalisateur Sacha Guitry (Si Versailles m'était conté (1954) - l'occasion de voir BB à ses débuts -, Si Paris nous était conté (1955) et Assassins et Voleurs (1957) - l'occasion de voir Louis de Funès encore muet -). Après la (deuxième) guerre, les musiciens savants français ont fui le cinéma jugé frivole, qui n'aurait, de toute façon, plus voulu d'eux. Les rares exceptions furent quelques oeuvres marginales de deux musiciens hors-système, Marcel Landowski (1915-1999) et d'Henri Dutilleux (1916-2013) (La Fille du Diable (1946), d'Henri Decoin). Il a fallu attendre la génération suivante pour retrouver le chemin des salles obscures, emmenée, en particulier, par le Directeur actuel de la SACEM, Laurent Petitgirard (1950- ) (Asphalte (1981), de Denis Amar). Parmi les plus jeunes, Thierry Escaich (1965- ) et Guillaume Connesson (1970- ) ont contribué à la resonorisation de quelques films anciens, dont L’Aurore (1927), oeuvre culte de Friedrich Murnau mais, dans l'ensemble, ils ont plutôt laissé la place à des musiciens moins exposés qui s'en sont fait une spécialité, cfr infra.

b) En URSS

Le régime a très vite compris le potentiel de propagande qu'offrait le cinéma sous couvert de divertissement de masse. Les trois meilleurs compositeurs de la place furent sollicités pour apporter leur pierre à l'édifice marxiste-léniniste et ils répondirent à l'appel au-delà de toute espérance. La qualité des musiques écrites a motivé interprètes et éditeurs à rassembler les extraits significatifs dans des suites d'orchestre cohérentes.

  • C'est à Serge Prokofiev (1891-1953) que l'on doit les plus belles réussites du genre, les musiques pour Alexander Nevsky (1938) et Ivan le Terrible (1944) de Serguei Eisenstein.
  • Dimitri Schostakovitch (1906-1975) - qui a débuté comme pianiste de salles obscures ! - a collaboré à plusieurs films de Grigori Kozintsev sur des thèmes Shakespeariens (Hamlet (1964), Le Roi Lear (1971)). Un triple album (re)paru chez Warner reprend quelques pages essentielles.
  • Alfred Schnittke
    Alfred Schnittke
    Aucun musicien n'a écrit de musique plus génialement vulgaire (de vulgus, commune) qu'Alfred Schnittke (1934-1998). Etalant son aptitude à entreprendre n'importe quoi et à tout transcender, ce musicien a réussi le pari d'écrire toutes sortes de musiques qui survivent sans effort aux images (Story of an unknown actor, d'Alexander Zarkhy (1976), musique au pathos tchaïkowskien). La plupart de ces musiques ont été arrangées en Suites orchestrales par Frank Strobel : Agony d'Elem Klimov (1974/1981), Die Glasharmonika d'Andrei Khrzhanovsky (1968), The Fairy Tale of Wanderings d'Alexander Mitta (1983), Rikki-Tikki-Tavi d'Alexander Sguridi (1976). Un incontournable quadruple album paru chez Capriccio fait une rude concurrence à celui mentionné au paragraphe précédent.
c) En Grande Bretagne

Ralph Vaughan-Williams (1872-1958) a occasionnellement tutoyé le cinéma (The Invaders de  Michael Powell (1941)). Toutefois les musiciens qui se sont le plus (et le mieux) investis ont pour noms Arthur Bliss (1891-1975), William Alwyn (1905-1985) et Malcolm Arnold (1921-2006). Le label Chandos a mis une partie de ce patrimoine à l'abri du temps en publiant plusieurs enregistrements de ces musiques (parfois) arrangées sous la forme de Suites orchestrales (mais pas toujours par les auteurs).

Bliss s'est montré excellent dans Christopher Columbus, de David MacDonald (1949) et Things to come, de William Cameron Menzies (1936). Alwyn a collaboré à 70 films s'étalant sur la période 1941-1962, écrivant une musique souvent inutilement ambitieuse par rapport au support cinématographique. En fouillant dans les cinémathèques, vous retrouverez des copies hélas usées de Odd Man Out, The Black Tent ou The Crimson Pirate. Le label Chandos a publié quelques CD mémorables qui valent assurément le détour (Vol 1, Vol 2, Vol 3). Veuillez noter que Odd Man Out (1947), de Carol Reed, passe pour une des plus belles réussites de tous les temps, vous jugerez avec le recul. Comme Alwyn, Arnold a collaboré à beaucoup de films, une centaine environ, dont un au moins, Le Pont de la Rivière Kwaï (1957), a fait le tour du monde. Chandos a également publié quelques CD (Vol 1, Vol 2), sans compter les arrangements réalisés sur le tard par John Longstaff (The Three Musketeers), à une époque où Arnold n'était plus en pleine possession de ses moyens.

d) Au Japon

C'est Töru Takemitsu (1930-1996) qui s'est imposé au travers de collaborations réussies avec Akira Kurosawa (Ran, 1985) mais aussi Masaki Kobayashi (Kwaidan, 1964), Nagisa Ōshima (L'Empire de la Passion, 1968) et Hiroshi Teshigahara (Rikyu, 1989). Peu avant sa disparition, Takemitsu a rassemblé ses meilleures pages dans un enregistrement fascinant, paru chez Nonesuch.

Töru Takemitsu
Töru Takemitsu

Fumio Hayasaka (1914-1955), le professeur de Takemitsu, avait initié la collaboration avec Akira Kurosawa dès 1954 (Les 7 Samouraïs).

e) En Allemagne et en Autriche

Toutes les musiques sont entrées en récession dès la fin de la première guerre mondiale. La musique de film en a souffert d'autant plus que les "grands" cinéastes n'étaient pas si nombreux Outre-Rhin. Intéressez-vous cependant à quelques classiques passablement sombres : Gottfried Huppertz (1887-1937) (Climat wagnérien obligé pour deux films de Fritz Lang, Die Nibelungen (1924) et Metropolis (1927)), Hans Erdmann (1882-1942) (Nosferatu le Vampire, de Friedrich Murnau, (1922)), Paul Dessau (1894-1979) (The House of Frankenstein, en coll. avec Hans Salter, de Earle Kenton (1944)) et, oh surprise car on ne l'attendait guère, Paul Hindemith (1895-1963) (Im Kampf mit dem Berg, d'Arnold Fancks (1921), une musique un brin décalée par rapport à l'image mais tellement belle).

De nombreux collègues ayant été "invités" à quitter le pays natal, dans les années 1930, il semble juste sinon normal de les déplacer à la rubrique USA, leur destination de choix. Le paragraphe suivant témoigne de leur activité.

f) Aux USA

Le cinéma hollywoodien est parti très tôt à la recherche d'un son (symphonique) opulent, capable de lui conférer des lettres de noblesse. Il a reçu l'aide inespérée de quelques immigrés talentueux, pressés de quitter l'Europe et ... de gagner leur vie :

  • Wolfgang Korngold (1897-1957), le plus brillant de tous, s'est malheureusement cantonné dans des films le plus souvent médiocres (Sea Hawk de Michael Curtiz (1940)). Parfaitement conscient de la voie de garage qu'il empruntait et soucieux de quitter un jour ce purgatoire, il s'est ménagé la possibilité de refondre certaines partitions dans des formes plus savantes. L'exemple le plus fameux fut sans doute le beau Concerto pour violon dont les mouvements successifs empruntent leurs thèmes aux bandes originales des films (insipides) Another Dawn, Juarez, Anthony Adverse et The Prince and the Pauper. La chronique consacrée à ce compositeur vous rappelle qu'il ne connut jamais la gloire espérée, même lors de son retour en Europe, après la guerre, le monde et la mode ayant inexorablement changé.
  • Bernard Herrmann (1911-1975), à peine moins doué, eut la chance (ou le flair ?) de collaborer à des projets cinématographiques plus consistants, en collaboration avec Alfred Hitchcock (Sueurs Froides, La Mort aux Trousses, Vertigo, Psychose), Orson Welles (Citizen Kane), Martin Scorsese (Taxi Driver), François Truffaut (Fahrenheit 451), ... . Herrmann a aussi écrit pour le concert et avec un égal bonheur (Symphonie n°1), dommage qu'il ait été phagocyté par le cinéma.
  • Le hongrois Miklos Rozsa (1907-1995) méritait mieux que les péplums auxquels on l'a largement confiné (Quo Vadis, Ben-Hur, Les Dix Commandements, Le Cid, ...). Son Concerto pour violoncelle démontre de plus grandes ambitions, hélas la postérité tarde à faire l'inventaire qui s'impose.
  • Ernst Toch (1887-1964) (The Ghost Breakers, de George Marshall (1940)), Max Steiner (1888-1971) (King Kong, de Merian Cooper (1933)), Karol Rathaus (1895-1954) (Amok, de Fédor Ozep (1934)), Franz Waxman (1906-1967) (Sunset Boulevard, de Billy Wilder (1950) et A Place in the Sun, de George Steven (1951)) n'ont pas fait une carrière comparable et c'est particulièrement dommage pour Toch qui a, par ailleurs, excellé dans l'art du Quatuor à cordes (Quatuor n°10).
  • Arnold Schönberg (1874-1951) et Igor Stravinsky (1882-1971), eux aussi débarqués d'Europe (en 1933 et 1940 respectivement), auraient volontiers contribué au cinéma, d'autant qu'ils en étaient amateurs et qu'ils résidaient tous deux à Los Angeles. Cependant aucun n'a conclu de contrat avec les producteurs. Davantage que leurs exigences financières, c'est le droit de regard qu'ils comptaient exercer et les délais demandés qui ont fait capoter les négociations. Au bilan, seuls les dinosaures de Fantasia (1940) ont dansé pendant deux minutes sur le Sacre du Printemps, ce qui a quand même rapporté 6000 $ à son auteur, versés par les studios Disney !

Les natifs du continent américain, des émigrés eux aussi mais d'un autre âge, ont plus sûrement contribué à forger un son typiquement local. Aaron Copland (1900-1990) a inscrit The Heiress, de William Wyler (1948), dans sa veine populaire tandis que Something Wild (Voyage au bout de la Nuit), de Jack Garfein (1961), est plus tendu. Après un essai précoce (Ballet mécanique, de Fernand Leger & Dudley Murphey (1924)), George Antheil (1900-1959) n'est revenu au cinéma que tardivement (Knock on Any Door, de Nicholas Ray (1949)). Mentionnons encore Jerome Moross (1913-1983) dans The big Country, de William Wyler (1958). J'ai volontairement déplacé les contributions de Philip Glass (1937- ) au rayon "minimaliste".

... et les "meilleurs" élèves

Soyons lucides, le mariage du cinéma et du classique ne pouvait durer : les musiciens "savants" ont fini par comprendre qu'ils s'asseyaient entre deux chaises. Outre qu'ils ne pouvaient raisonnablement combler l'énorme besoin en partitions de toutes sortes, ils n'y rencontraient souvent ni satisfaction ni succès. Le genre a dès lors été pris d'assaut par un nombre incalculable de musiciens de tous calibres. La musique n'y a pas toujours trouvé son compte car à côté de compositeurs authentiques, parfaitement formés, combien n'en a-t-on pas entendus qui se sont contentés de meubler l'espace sonore mis à disposition ? Une musique de film réussie doit marier l'efficacité pertinente à un niveau technique minimum et la conjonction des deux est demeurée rare. Les paragraphes qui suivent n'épuisent en aucune façon un sujet qui rappelons-le exigerait des volumes entiers; ils ne font que l'effleurer. Tout oubli scandaleux peut m'être signalé - je me ferai un devoir de le réparer - mais gardez à l'esprit que l'air sur lequel vous avez emballé un(e) copin(e) quand vous aviez 18 ans n'intéresse vraisemblablement que vous !

Le fort contingent de la musique écrite pour le cinéma l'a été par une armée de musiciens qui ont bifurqué à la fin de leurs "études" : ils n'avaient pas la vocation ni le courage ni peut-être les moyens d'écrire comme on le leur avait appris au Conservatoire. Si je devais n'en citer que quelques-uns parmi les plus doués, j'en retiendrais six, en priorité :

  • Nino Rota (1911-1979), élève d'Ildebrando Pizzetti, s'est rendu célèbre par sa collaboration avec les meilleurs cinéastes italiens, Federico Fellini (Huit et Demi (1963)) et Luchino Visconti (Le Guépard (1963)) mais aussi avec Francis Coppola (The Godfather (1972)). Son abondante (et fort sage) production classique n'est pas moins intéressante (comprenez qu'elle l'est plus : Symphonie n°1 !).
  • Elmer Bernstein (1922-2004) (florilège), élève d'Aaron Copland, a grandement contribué à populariser l'usage de l'orchestre symphonique au cinéma (Magnificent Seven, de John Sturges (1960), The Bridge at Remagen de John Guillermin (1969), The Age of Innocence de Martin Scorcese (1993)). Dommage qu'il n'ait pas soigné davantage ses fréquentations qui l'ont un peu trop tiré vers le bas.
  • Mikis Theodorakis (1925- ) s'est illustré dans une collaboration réussie avec son compatriote Costa-Gavras : Z, Zorba le Grec et Etat de Siège (1973), où vous entendrez des échos non dissimulés du Canto general, son oeuvre de concert la plus ambitieuse, en tous cas la plus populaire.
  • Ennio Morricone (1928- ), élève de de Goffredo Petrassi, a délaissé la musique expérimentale pour laquelle il montrait pourtant des dons évidents qu'on tarde à reconnaître (Que font les éditeurs ?). Il a fait fortune en particulier grâce au "western spaghetti" : qui ne (re)connaît au moins dix tubes de sa composition dans ce florilège ?
  • John Williams (1932- ) - ne pas confondre avec le guitariste australien - a été élève de Mario Castelnuovo-Tedesco avant de rejoindre l'équipe d'arrangeurs d'Hollywod puis de voler de ses propres ailes (florilège). Bien qu'il ait écrit beaucoup d'oeuvres de concert accessibles, il doit sa fortune aux nombreuses récompenses reçues à Hollywood, où on ne jure que par lui (Oscars, Golden Globes et autres Grammy Awards). C'est principalement la rencontre avec Steven Spielberg qui l'a propulsé au hitparade dans une série de films à succès : Les Dents de la mer (1975), Rencontres du troisième type (1977), Les Aventuriers de l'arche perdue (1981), E.T. l'extra-terrestre (1982), Indiana Jones et la Dernière Croisade (1989), Jurassic Park (1993), La Liste de Schindler (1993), etc. Elle a été suivie d'une collaboration avec George Lucas (Star Wars, 1977).
  • Vladimir Cosma (1940- ), roumain formé à Bucarest puis ayant fréquenté la classe de Nadia Boulanger, à Fontainebleau, s'est mis au service du cinéma français avec talent, fantaisie et métier. Sa musique s'affranchit sans peine du contexte cinématographique comme dans cette gracieuse Habanera, extraite de la Gloire de mon Père d'Yves Robert (1990). Eclectique, il a brillé dans quelques bijoux de pur divertissement (L'Aile ou la cuisse, Rabbi Jacob, juives un peu, roumaines beaucoup, un mariage heureux) ou d'action (L'As des As).

Ne confondez pas Cosma avec son presque homonyme, le hongrois Joseph Kosma (1905-1969), qui a suivi une carrière parallèle mais une génération plus tôt. Cela ne lui a pas donné une visibilité comparable en dépit de partitions extrêmement soignées (Les enfants du Paradis, de Marcel Carné (1945)). Quant à Miles Davis (1926-1991), qu'on ne sait où caser du fait qu'il a peu contribué au genre, il a écrit la musique idéale pour Ascenceur pour l'Echafaud, de Louis Malle (1958).

Les autres, issus de tous pays, moins brillants mais pas forcément moins connus pour autant, ont contribué dans la mesure de leur talent :

a) En France

Un son français a existé, dû à des musiciens bien rodés mais rarement appréciés à leur juste valeur chez l'Oncle Sam. L'exemple le plus frappant est peut-être celui de Maurice Jaubert (1900-1940), un musicien disparu prématurément au front et qui aurait pu percer dans le genre savant. Il est, en effet, l'auteur de quelques oeuvres intéressantes dont un Concert flamand que je ne parviens pas à illustrer, sauf au travers d'une pâle adaptation pour le film La Chambre verte de François Truffaut (1978). Il ne nous reste guère que son accompagnement pour des films de Jean Vigo (L'Atalante (1934)) et surtout de Marcel Carné (Quai des brumes (1938) et Le Jour se lève (1939)).

La génération suivante a vu éclore les talents de Maurice Jarre (1924-2009) dans de légendaires collaborations avec David Lean (Lawrence d'Arabie (1962) et Docteur Jivago (1965)) et Richard Brooks (The Professionals, 1966), Georges Delerue (1925-1992) (Préparez vos mouchoirs), Michel Legrand (1932- ) (florilège) voire, plus près de nous, Alexandre Desplat (1961- ) (The Imitation Game, de Morten Tyldum (2014)). Je suis moins enthousiaste envers Gérard Calvi (1922-2015), Jean Prodromides (1927-2016), Michel Magne (1930-1984), François de Roubaix (1939-1975), Philippe Sarde (1948- ) et Bruno Coulais (1954- ), qui ont trop souvent (à mon goût) versé dans la facilité.

b) Aux USA

On a fait trop peu de cas de Scott Bradley (1891-1977), un temps élève de Schönberg et qui s'est spécialisé dans l'accompagnement du dessin animé pour le compte de la MGM : Tom et Jerry, c'est lui dont certaines musiques flirtent audacieusement, sans qu'on s'en rende compte, avec l'atonalité.

Pour la génération suivante, le problème majeur aura été de se frayer un chemin dans l'ombre de John Williams. Le plus connu est sans doute James Horner (1953-2015), un musicien incontestablement doué, peiné de n'avoir pu accéder à la sphère classique. Ses classiques, il les connaissait pourtant, auxquels il faisait appel à plutôt bon escient, comme dans l'impetus initial de Willow, de Ron Hoaward (1988), qui cite clairement la Symphonie n°3 de Robert Schumann (Ce n'est nullement un reproche, le procédé est vieux comme le monde baroque). On retiendra encore de lui la belle partition du film-culte de James Cameron (Titanic, 1997).

D'autres musiciens dont la liste est loin d'être complète, ont tenté de renouveler le son hollywoodien mais y sont-ils vraiment parvenus ? Les partitions signées, John Barry (1933-2011) (Midnight CowBoy, de John Schlesinger (1969)), Jerry Goldsmith (1929-2004) (Star Trek V, de William Shatner (1989)), Henry Mancini (1924-1994) (florilège), Ron Goodwin (1925-2003) (Quand les Aigles attaquent, de Bryan Hutton 1968) et Danny Elfman (1953- ) (Edward Scissorhands, de Tim Burton (1990)) semblent éloquentes mais tiendront-elles la distance ?

c) En Russie

Je ne connais qu'Alexey Rybnikov (1945- ), qui passe pour l'un des meilleurs. Dommage que le début de ce florilège laisse entendre des airs déjà vaguement entendus chez Morricone. On ne m'ôtera pas de l'idée que Schnittke, au cinéma, c'était quand même autre chose !

d) En Allemagne

La nouvelle vague s'est assez normalement éloignée du son wagnérien cultivé par les aînés, préférant un style beaucoup plus accessible. Les emprunts (genre Adiemus) sont hélas nombreux chez Hans Zimmer (1957- ) (florilège) et Max Richter (1966- ) (Paradis perdu d'Andrea Di Stefano (2014)).

e) En Pologne

Wojciech Kilar (1932-2013) (La neuvième Porte, de Roman Polanski (1999)) et Zbigniew Preisner (1955- ) (Trilogie, Bleu, Blanc, Rouge et La double Vie de Véronique, de Krzysztof Kieslowski (1991)) sont les musiciens les plus connus. A noter que la contribution de Kilar au film de Polanski, Le Pianiste (2002), est marginale, Chopin s'y taillant la part du lion.

Les minimalistes

Le courant minimaliste - volontaire j'entends ! - est bien passé au cinéma, incarné par deux figures emblématiques, Philip Glass (1937- ), aux USA, et Michael Nyman (1944- ), en G-B.

  • Michael Nyman s'est rendu indispensable au travers de sa collaboration avec Peter Greenaway (The Draughtsman's Contract (1982), A Zed and two Noughts (1987), Drowning by Numbers (1989) , The cook, the Thief, his Wife and her Lover (1989) et Prospero's Books (1991)). Sa filmographie ne s'arrête pas là : La Leçon de Piano, de Jane Campion (1993), Wonderland, de Michael Winterbottom, présenté au Festival de Cannes 1999, le montre à son meilleur niveau mélodique tout comme Gattaca (1997), film d'anticipation génétique d'Andrew Niccol (Le titre est inventé de toutes pièces sur base de l'alphabet AGTC, constitutif du génome). La musique de "La Leçon de Piano" doit une bonne part de son succès aux emprunts à la tradition populaire écossaise. Elle a été adaptée par l'auteur sous la forme d'un Concerto pour piano à la trame mieux resserrée. Plus récemment, Nyman s'est pris de sympathie pour les films d'avant-garde (de l'époque !) du russe Dziga Vertov (Le sixième Continent (1929) et L'Homme à la Caméra (1929)).
  • Philip Glass a suivi une trajectoire similaire. Sa collaboration la plus fructueuse s'est établie avec le cinéaste Godfrey Reggio dans la trilogie "écologico-sociétale" des qatsi (un mot emprunté à la langue des indiens Hopis où il signifie la vie) : Powaqqatsi (1988), Koyaanisqatsi (1983), chef-d'oeuvre radical, et Naqoyqatsi (2002, exigez la musique de Glass car le film a connu au moins un remix très éloigné). La collaboration avec Reggio s'est prolongée avec succès dans Anima Mundi (1992) et Visitors (2013). La même efficacité baigne les partitions écrites pour The Hours, de Stephen Daldry (2002) et The Illusionist, de Neil Burger (2006). Certaines de ces musiques passent un peu partout : il faut être conscient que Glass dirige un studio qui l'aide à remplir les (trop ?) nombreuses commandes qu'il reçoit sans en refuser aucune.
Wim Mertens
Wim Mertens

Dans la même mouvance et avec la même efficacité, on mentionnera les apparitions ponctuelles du musicien belge Wim Mertens qui a réussi ses interventions dans The Belly of the Architect, de Peter Greenaway (1987, une collection de tubes caractéristiques du style du musicien : Struggle for pleasure, Birds for the Mind, Close Cover) et dans Father Damien, de Paul Cox (1999). Attention à ce dernier CD, l'abus de sucre peut nuire à votre santé (même s'il est raffiné !). Un triple album existe, par ailleurs, reprenant ces musiques et bien d'autres composées pour des films plus confidentiels. Ceci nous amène au paragraphe final.

Les artisans-bricoleurs

La musique possède aussi ses bricoleurs de génie. Largement autodidactes donc piètres orchestrateurs, ils n'ont pas souvent bénéficié d'interprètes illustres. Aussi se servent-ils eux-mêmes, de synthétiseurs de plus en plus perfectionnés. Certes, c'est de la musique en boîte, mais de qualité, et de toutes façons cela ne décourage pas la jeune génération, habituée aux "fast foods" de toutes provenances. S'il ne faut en citer qu'un (mais il y en a beaucoup d'autres !) que ce soit Vangelis Papathanassíou (1943- ), l'un des chantres les plus efficaces du mouvement New-Age (Chariots of Fire, de Hugh Hudson (1981), Blade Runner (1982) et 1492 : Conquest of Paradise (1992), de Ridley Scott et, si vous aimez, pourquoi pas ce florilège ?). Il a également composé la musique de plusieurs documentaires sous-marins du commandant Cousteau. On regrettera simplement que ce porteur de dons mélodiques aussi évidents n'ait pas jugé utile de s'initier au respect des lois de l'acoustique physique sans lequel la musique n'est jamais vraiment ce qu'elle doit être.