Compositeurs négligés

Boris Blacher & Gottfried von Einem

On rappelle que le gigantisme des orchestres mis en scène par Gustav Mahler (Symphonie des Mille, 1906), (le jeune) Arnold Schönberg (Gurre Lieder, 1911) et Richard Strauss (Symphonie alpestre, 1915) a mené la musique symphonique germanique dans une impasse où plus aucune surenchère n'était envisageable. Un retour à des formes plus concises semblait inévitable, confiées à des ensembles instrumentaux de dimensions raisonnables. Ce fut l'un des enjeux de la modernité en musique.

Les réactions attendues sont apparues à l'Ouest (Claude Debussy, Maurice Ravel, Benjamin Britten, Charles Ives, ...) comme à l'Est (Bela Bartok, Karol Szymanowski, Igor Stravinsky, Serge Prokofiev, ...) mais elles ont rencontré davantage d'obstacles en Allemagne et en Autriche. Une nouvelle génération de musiciens étaient pourtant prêts à assurer la relève mais ils ont été rapidement contrariés dans leur art - jusque dans leur existence - par un régime autoritaire qui s'est mis en tête de tout régenter. Le national-socialisme a évincé les musiciens juifs au motif qu'ils étaient juifs et les musiciens modernistes au motif qu'ils étaient modernistes, ce qui excluait, de fait, pas mal de monde ! La plupart ont fui, essentiellement aux USA (Wolfgang Korngold, Bernard Hermann, Ernst Toch, Ernst Krenek, Paul Hindemith, Kurt Weill, Stefan Wolpe, Paul Dessau et beaucoup d'autres), quelques-uns en Angleterre (Berthold Goldschmidt, Hans Gal), en Suisse (Walter Braunfels) et même au Japon (Manfred Gurlitt). Les autres, indécis, faussement patriotes ou simplement casaniers, sont restés au pays, s'accommodant plus ou moins opportunément du système mis en place ou se murant dans un silence prudent en attendant des jours meilleurs (Richard Strauss, Carl Orff, Werner Egk, Hans Werner Henze, Karl Amadeus Hartmann, Boris Blacher, ...).

Cette chronique s'intéresse précisément à Boris Blacher, un compositeur passionnant doublé d'un professeur influent, et à Gottfried von Einem, son élève le mieux diligent. Elle conte l'histoire d'une filiation entre deux individus aux destins entrecroisés, issus de milieux favorisés mais ballottés dès l'enfance par des parents itinérants : l'un et l'autre ont compensé la relative solitude de leur jeunesse par l'amour d'une musique qui ne les a jamais quittés.

Boris Blacher

Boris Blacher
Boris Blacher

Boris Blacher (1903-1975) est né à Newchwang (actuellement Yingkou), en Manchourie (Chine), d'une mère allemande et d'un père russo-asiatico-estonien. Celui-ci, banquier de son état, a trimballé sa petite famille d'Estonie en Chine en passant par Irkoutsk, en Sibérie. C'est là que le jeune Boris a reçu ses premières leçons de musique, lui qui baragouinait déjà un mélange de russe, d'anglais, d'allemand, d'italien et de chinois ! En 1922, le père a envoyé son fils à Berlin afin d'entreprendre des études d'architecture et de parfaire sa formation musicale. Loin du regard paternel et assuré de recevoir son chèque de survie mensuel, Boris a dissipé ses maigres connaissances musicales dans la douceur de la vie berlinoise. Ce fut une époque d'encanaillement au contact de musiques urbaines qui, cerises sur le gâteau, le faisaient vivre : arrangements divers, spectacles de cabaret, sessions de jazz et accompagnements de films muets. Il n'a jamais regretté cette école parallèle qui lui a préservé un certain goût pour la légèreté d'écriture même lorsqu'il a abordé les genres réputés sérieux, symphonique, de chambre et théâtral.

L'opéra à la mode à cette époque, à Berlin, n'était pas seulement académique, il savait aussi être provocateur, par la crudité des sujets traités et l'expressionnisme un brin criard du chant, comme sous les plumes du jeune Paul Hindemith (1895-1963) (Neues vom Tage, 1929) ou de Kurt Weill (1900-1950) (Die Dreigroschenoper, 1928). Cette liberté de créer a amusé le jeune Blacher qui s'est joint au mouvement avec un premier opéra dadaïste, "Habemeajaja" (1929), mêlant rythmes dansants (tangos) et jazz (Dans l'opéra, Habemeajaja est un prince esquimau qui entre au contact de la civilisation occidentale; en estonien, ce mot signifie "Barbier"). Cette oeuvre improbable (n')a été créée (qu')en 1987, au Deutsche Oper de Berlin, mais je n'ai trouvé aucune archive sonore.

Il a fallu du temps pour que Blacher s'assagisse et trouve sa voie. Les années qui suivi n'ont d'ailleurs vu naître que peu d'oeuvres significatives, parmi lesquelles celles-ci, disponibles à l'écoute : Quatuor n°1 (1930), 5 Mélodies Sprüche Omars des Zeltmachers (1931), Ouverture de concert, pour orchestre (1931) et Divertimento opus 7, pour instruments à vent (1936), des oeuvres néo-classiques qui prolongent l'insouciance des années folles (1920-1929) sans anticiper les troubles qui s'annoncent.

La carrière de Blacher a véritablement démarré à la faveur de coups de pouce donnés par deux chefs importants de l'époque : en 1937, à Berlin, Carl Schuricht a dirigé avec succès sa Concertante Musik (1937) (L'oeuvre fut entièrement bissée !) et un an plus tard, Karl Böhm lui a décroché un poste d'enseignant à Dresde, une faveur inattendue à cette date pour un artiste étiqueté "quart de juif". La promotion fut d'ailleurs de courte durée car il dut démissionner l'année suivante, convaincu de sympathie avec les musiques dites dégénérées. Il passa dès lors les années de guerre à attendre des jours meilleurs. Ils vinrent en 1948, lorsqu'il bénéficia d'une chaire d'enseignement à la Hochschule für Musik (Berlin) de ses jeunes années, un établissement qu'il dirigea, de 1953 à 1970, avant de présider l'Académie des Arts de Berlin (1968-1971). Au concert, il renoua avec le succès dès 1947, lorsque Herbert Albert créa ses Variations Paganini (1947) à la tête du prestigieux Gewandhaus de Leipzig. Ce cycle qui est resté son oeuvre la plus populaire (et la plus rémunératrice !) est évidemment basé sur le Caprice n°24 de Paganini. Les Variations Clementi (1947), quoique strictement contemporaines, n'ont pas connu la même bonne fortune.

Blacher a de tous temps manifesté un grand intérêt pour les oeuvres scéniques, ballets et opéras (Le lecteur intéressé par quelques détails peut se reporter à cette analyse fouillée de Bernard Banoun) :

  • Une longue amitié avec la chorégraphe russe en vue à Berlin, à cette époque, Tatjana Gsovsky (1901-1993), a éveillé l'intérêt du compositeur pour la danse. Il en est sorti 9 ballets ou actes dansés injustement oubliés de nos jours. Les illustrations sonores disponibles témoignent, en tous cas, d'oeuvres bien écrites : Fest im Süden (1935), La Vie (Scenes de danse) (1938), Harlekinade (1939), Chiarina (1946), Hamlet (1949), Lysistrata (1950) , Le Maure de Venise (1955), Demeter (1963) et le futuriste, Tristan (1965, en hommage lointain à Wagner).
  • Ses opéras semblent davantage datés : ni "Habemeajaja", déjà évoqué, ni ceux qui ont suivi, l'opéra de chambre Roméo et Juliette (1943, créé au Festival de Salzbourg, en 1950), Die Flut (L'inondation, d'après Maupassant, 1947), L'hirondelle nocturne (1948, qui fit scandale en mettant en scène proxénètes et prostituées), les fantaisistes Contes prussiens (1949), le semi-improvisé Abstrakte Oper n°1 (1953), le surréaliste Rosamunde Floris (1960), le drame récité "Ariane" sur des textes de Goethe et une musique électronique en tiers (!) de tons (1968), le yiddish 200000 Taler (1969) et le dernier en date, "Yvonne, Princesse de Bourgogne" (1973), n'ont tenu l'affiche, sauf en de rares occasion et encore sur des scènes provinciales. Blacher a aussi collaboré à la rédaction des livrets d'opéras de son élève préféré, Gottfried von Einem. Il se pourrait que conscient de l'échec relatif de ses propres ouvrages, il a espéré saisir une autre chance de briller à la scène, par compositeur interposé (ce qui fut le cas).
  • Dans le registre vocal non scénique, mentionnons des lieder isolés, les Trois Psaumes (1943), l'important oratorio Der Großinquisitor (1947) et même un Requiem (1958), sa seule incursion dans le domaine religieux.

Si les incursions de Blacher à l'opéra n'ont guère été couronnées de succès, il en a été tout autrement dans le domaine de la musique instrumentale où sa science a fait des merveilles. Sans s'encombrer d'une esthétique particulière, il a changé de style toutes les fois que l'envie se manifestait, veillant seulement à ce que sa musique soit clairement déromantisée. De façon générale, il a davantage puisé dans la tradition française plutôt que dans ses racines germaniques ce qui, en ces temps troublés, était nettement courageux. De Stravinsky, il a retenu la leçon de la primauté du rythme, développé dans une perspective gymnique (Les ballets ci-avant), et du Groupe des Six, singulièrement de Darius Milhaud, il a appris l'exigence d'une instrumentation soignée au service de la légèreté d'expression. Sa musique, chargée d'une ironie distanciée, ne peut paraître froide qu'aux auditeurs distraits.

Mis à part les deux tubes que furent la "Concertante Musik" et les "Variations Paganini", les deux oeuvres symphoniques ambitieuses à écouter en priorité sont le Concerto, pour violon (1948, c'est Kolja Blacher, le fils du compositeur qui tient ici la partie de violon) et la Symphonie n°2 (1938, ne manquez pas la fugue finale, en 15:55. Le n°2 est sans doute superflu car il semble bien que la Symphonie n°1, datée de 1929, soit définitivement perdue). Poursuivez avec le poème symphonique Hamlet (1940, à ne pas confondre avec le ballet du même nom), Partita, pour cordes et percussions (1945), Etudes en pianissimo, pour orchestre (1953), Deux Inventions pour orchestre (1954, n°1 et n°2 ), Music for Cleveland (1957), plus quelques concertos pour divers instruments : Concerto n°1, pour piano (1948), Concerto, pour violoncelle (1964), Concerto, pour trompette (aigue) (1971) et Concerto, pour clarinette (1971), ce dernier repris sur un CD Ondine particulièrement recommandable.

Oeuvres symphoniques de Blacher
Symphonie, Concerto pour violon & Poème
Oeuvres symphoniques de Blacher
2 Inventions, Concerto pour clarinette, etc

Blacher n'a jamais été obsédé par le modernisme militant, déjà content de pouvoir affirmer, sur le tard, "J'ai autrefois été un compositeur moderne". On lui doit pourtant quelques avancées dans le domaine de la technique d'écriture :

  • La plus significative a sans doute été l'extension de la méthode sérielle à la gestion du rythme : c'est la technique du mètre variable, où les mesures inégales se suivent en respectant des règles si habilement (pré)calculées que l'auditeur ne perçoit à aucun moment l'arithmétique sous-jacente. On trouve des exemples de cette technique inconfortable pour les interprètes dans les oeuvres suivantes : Ornamente, 7 études pour piano (1950), Concerto n°2 pour piano (1952, c'est l'épouse du compositeur, Gerty Herzog, qui a assuré la création), Orchester Ornament (1953) et, plus discrètement, Orchester Fantasie (1956).
    Ornamente, étude n°6, mesures 1 à 4
    Ornamente, étude n°6, mesures 1 à 4
    Blacher s'est aussi servi, avec beaucoup de tact, de la technique dodécaphonique dans le Poème pour orchestre (1974), une de ses plus belles oeuvres (dédiée à Tatjana Gsovsky), ambitieuse et sévère mais tellement intemporelle !
  • Blacher a étudié le jazz (qu'il avait découvert dans ses folles jeunes années) lors d'un séjour en Angleterre, avant la guerre. Il s'est d'autant plus passionné pour le sujet que ce genre était réprouvé dans son pays. Il en a fait un usage explicite dans Jazz-Koloraturen pour soprano, saxophone alto et basson (1929), et 2 Poems for Jazz Quartet (1957, dédié au Modern Jazz Quartet), ou stylisé dans la Sonate pour piano (1951) et Blues , Espagnola & Rumba (1972).
  • Blacher s'est également intéressé à la musique électroacoustique, plus exactement, il a enseigné cette discipline à l'Université technique de Berlin. Ses propres essais n'impressionnent guère cependant, peinant à s'extraire de la banalité d'un genre qui a généralement caricaturalement mal vieilli : "Perspectives spatiales multiples pour piano et trois générateurs de sons" (1962), "L'astronaute Cooper tourne autour de la terre", étude électronique (1963) et Elektronische Impulse (1965).

Sa musique de chambre est dominée par le massif des 5 Quatuors à cordes dont la composition s'est étalée sur une période de 37 ans. Ils sont de durées relativement courtes (Le Quatuor n°4 dure à peine 5 minutes) mais ce temps lui a suffi pour dire l'essentiel sans digression. Le Quatuor n°5 (en 42:52) montre Blacher au sommet de son art : un cycle de variations non sur un thème donné, comme il est d'usage, mais sur une triade de notes parfaitement identifiables au début de l'oeuvre et retournées en tous sens par l'exercice de toutes les techniques instrumentales connues, du très grand art ! Le Quatuor Petersen a enregistré ces quatuors pour le label EDA. Vous complèterez par quelques oeuvres isolées mais bienvenues : Divertimento opus 38 pour petit ensemble (1951), Francesca da Rimini pour soprano & violon solo (1955), Trio à clavier (1970), Sonate pour deux violoncelles & petit ensemble (1971) et 24 Préludes (1974). Le compte n'y est certainement pas mais les enregistrements ne sont pas toujours au rendez-vous. Enfin, Blacher a bizarrement peu écrit pour le piano, l'essentiel tenant dans cet enregistrement paru chez Thorofon.

Blacher a formé quelques élèves dont les plus connus ont pour noms, Rudolf Ketelborn, Isang Yun, Klaus Huber, Kalevi Aho, George Crumb, Aribert Reinmann et surtout Gottfried von Einem dont il est resté proche.

Gottfried von Einem

Gottfried von Einem
Gottfried von Einem

Gottfried von Einem (1918-1996) est né à Berne, capitale où son père présumé adoptif, William von Einem, était en poste comme attaché militaire de l'Ambassade d'Autriche (Arrêté par les nazis, en 1938, Gottfried a appris lors de sa garde à vue que son père biologique était en fait le Comte hongrois Laszlo Hunyady). Sa mère, née baronne Gerta-Luise von Scheurnschloss, était une personnalité indépendante, voire sulfureuse, menant grand train de Berlin à Paris, y compris pendant les années de guerre ! On l'a connue fréquentant autant les cercles artistiques (Les grands chefs de l'époque, la famille Wagner, ...) que ceux tournant autour de tous les pouvoirs (Churchill, les Goebbels, ...). Des deux côtés du Rhin désormais en guerre, on l'a d'ailleurs soupçonnée d'accointance avec l'ennemi. Si je m'attarde sur le roman de la mère, c'est qu'il a influé sur la carrière du fils.

Comme Blacher, Einem a su, dès son plus jeune âge, qu'il serait musicien, en particulier compositeur. Pour y parvenir, il lui fallait étudier et ce n'était pas chose si aisée dans un Reich en ébullition. Son projet de rejoindre Paul Hindemith, à Berlin, a échoué car ce dernier, frappé d'interdiction d'enseigner, venait d'émigrer aux USA. Il s'est donc provisoirement contenté d'une formation basique auprès d'Edgar Rabsch, suffisante cependant pour exercer, entre 1938 et 1939, les tâches de pianiste-répétiteur à l'Opéra d'Etat de Berlin puis au théâtre de Bayreuth (Bien introduit par le grand ténor Max Lorenz, proche de Winifred Wagner, de Magda Goebbels, ... et de Gerta von Einem, les relations ça aide parfois !). Il a appris sur le tas, apparemment avec talent, puisqu'on lui a bientôt proposé de diriger le théâtre de Kassel, offre qu'il a déclinée car ce qu'il voulait, c'était écrire ses propres oeuvres. Pour cela, il lui fallait se remettre aux études et c'est ce qu'il a fait, entre 1941 et 1943, auprès de Boris Blacher, qui lui a inculqué le sens de la rigueur contrapuntique. Blacher ne s'est pas contenté de former son élève, il est resté son mentor pour la vie, peut-être en reconnaissance de protections reçues pendant la guerre.

Les leçons ont vite porté leurs fruits : dès 1943, des chefs en vue ont dirigé les premières oeuvres d'Einem (Karl Elmendorff dans le ballet Princesse Turandot, opus 1, Leo Borchard dans Capriccio pour orchestre, opus 2, et Herbert von Karajan dans le Concerto, pour orchestre, opus 4, une oeuvre qu'il avait personnellement commandée au compositeur). Les enregistrements disponibles ne sont malheureusement ni très récents ni de très grande qualité (Sauf le Concerto pour orchestre, qui a bénéficié d'un enregistrement récent, paru chez Capriccio en 2017).

Note. Le Concerto pour orchestre fut vivement critiqué par les instances du régime lors de sa création, en 1944, à cause de tournures jazzifiantes (en particulier, à partir de 15:30), héritées de l'enseignement de Blacher. Cette imprudence aurait pu avoir des conséquences dommageables si Magda Goebbels, proche de la mère du compositeur et présente lors de la création, n'était pas intervenue auprès de son influent mari afin d'arrondir les angles. Le chef de la propagande s'en tira par une pirouette en commandant un enregistrement de studio à Karajan, histoire de se faire sa propre idée. Ce fut surtout l'occasion de gagner du temps car la fin de la guerre était proche et l'affaire n'a au bilan jamais connu de suite fâcheuse. Il en alla un temps autrement pour Karajan qui fut bientôt convoqué devant un tribunal improvisé de dénazification afin de préciser son degré d'accointance avec le régime, en particulier de justifier son adhésion au NSDAP. Karajan s'en tira lui aussi par une pirouette en minimisant les faits et en plaidant qu'il n'avait jamais agi par conviction mais seulement par pur opportunisme (Il convoitait la direction d'orchestre à Aix la Chapelle); comme beaucoup d'autres, il a fini par amadouer des juges débordés par l'ampleur de la tâche qu'on leur avait confiée. Les rapports de la famille Einem avec le régime nazi ont été compliqués. A Paris, on a soupçonné Gerta d'être une deuxième Mata-Hari et à Berlin, elle et son fils ont également été inquiétés, soupçonnés d'avoir protégé des musiciens juifs (dont Blacher ?). L'Histoire en a d'ailleurs retenu la décoration tardive de Gottfreid au titre de Juste parmi les Justes. Profondément marqué par ces événements de guerre, Einem a cherché ses premiers sujets d'opéras (La Mort de Danton, Le Procès) en rapport avec les situations dramatiques qu'il avait vécues.

Consultant à l'opéra de Dresde, en 1943, Einem a trouvé le sujet de son premier opéra lorsqu'il a pris connaissance d'une pièce de Georg Büchner sur le thème de La Mort de Danton (1946). Blacher s'est immédiatement proposé pour l'adapter sous forme de livret. Mieux encore, la Direction du Festival de Salzbourg a accepté de programmer l'opéra lors de son édition de 1947. Le grand chef, Otto Klemperer, pressenti pour la création, ayant déclaré forfait pour cause de maladie, c'est Ferenc Fricsay, un jeune chef hongrois encore peu connu à cette époque qui s'y est collé. Ce fut un triomphe bientôt exporté dans tous les grands théâtres d'Europe. Ce fut aussi un passeport pour les oeuvres (instrumentales) suivantes que les plus grands chefs se sont arrachées : Karl Böhm (Musique pour orchestre, opus 9, 1948), Ferenc Fricsay (Sérénade pour double orchestre à cordes, opus 10, 1949), Fritz Lehmann (Hymne pour Alto, Choeur & orchestre, opus 12, 1951), Leopold Ludwig (La Ronde du Veau d'Or, opus 13, 1950; ce ballet tint l'affiche 17 ans d'affilée au Vienna Volksoper ... mais il est introuvable aujourd'hui).

Une autre conséquence heureuse du succès de "La Mort de Danton" fut l'admission d'Einem au comité d'organisation du prestigieux festival. Ce privilège fut cependant de courte durée (1948-1951) car en collaborant avec le dramaturge Bertolt Brecht, sympathisant communiste notoire, et en insistant lourdement auprès des autorités pour lui faciliter l'accès à la nationalité autrichienne ( ... en échange d'un livret d'opéra sur le thème de la "Salzburger Totentanz"), il déplut à la très conservatrice Autriche. Une autre raison jamais évoquée a peut-être été son très mauvais caractère, illustré par de nombreux écarts de langage, tels ceux réservés à son éminent collègue, Richard Strauss, qu'il ne supportait pas. En tous cas, il s'est opposé tant qu'il a pu à ce que le festival programme ses oeuvres (Salzbourg a enfin accueilli "L'Amour de Danaé" de Strauss, en 1952, mais, à cette date, Einem ne pouvait plus s'y opposer). Démis de ses fonctions officielles, Einem ne fut pas banni pour autant, comme en témoigne la création de son opéra suivant, Le Procès, en 1953. Cette fois, c'est une nouvelle bien connue de Franz Kafka qui a servi de modèle, également choisie pour illustrer de mauvais souvenirs de guerre. Blacher offrit à nouveau ses services pour la rédaction d'un livret cohérent, ce qui ne fut pas une mince affaire tellement le récit était ... kafkaïen ! Blacher et Einem s'en sont tirés par une pirouette en 9 tableaux décousus, où la musique change constamment de style, du dodécaphonisme au jazz en passant par tous les intermédiaires classiques. Max Lorenz, une vieille connaissance, chanta le rôle principal et le succès fut à nouveau triomphal. D'autres opéras ont suivi mais aucun, à l'exception de "La Visite de la vieille Dame" (1964) , sur un livret inspiré par l'oeuvre de Friedrich Dürrenmatt, n'a connu la renommée des deux premiers cités : le "Mariage de Jesus" (1980), inévitablement perçu comme blasphématoire, a effectivement été accueilli par des cris hostiles et des jets de légumes de saison. Son dernier opus, Tulifant (1984), un opéra féérique, conviendrait bien aux enfants mais il n'a survécu à sa création viennoise (1990) qu'en de rares occasions et dans des théâtres de province (Aachen, 1993).

Einem a définitivement quitté Salzbourg en 1953, lorsque Karl Böhm, encore lui, l'a invité à collaborer avec l'Opéra national de Vienne. En 1963, il a été nommé professeur de composition à la prestigieuse Académie de Musique et des Arts du Spectacle de Vienne, un poste qu'il a occupé jusqu'en 1972. Entretemps, en 1969, il a contribué à fonder le Festival de l'Eté carinthien à Ossiach, où l'on a précisément créé un grand nombre de ses oeuvres tardives. Il est devenu à cette occasion le compositeur autrichien le plus joué de son vivant, un succès facilité, au moins en partie, par le choix de ses modèles, de Mozart à Mahler mais guère au-delà. La critique lui a éventuellement reproché ce manque d'audace, l'a moqué même, mais son caractère entier lui a dicté de n'en tenir aucun compte.

Outre les opéras, le catalogue des oeuvres d'Einem couvre tous les genres (Seules les oeuvres disponibles à l'écoute sont mentionnées, les autres sont aussi nombreuses) :

  • La musique symphoniques est la mieux représentée à commencer par les 4 Symphonies où se mêlent toutes les influences du passé. Les trois premières ne portent pas de numéro, étant connues sous les appellations de Philadelphie (1960, écoutez, à partir de 5:40, des échos du scherzo de la 9ème de LvB, qu'on aurait plutôt situés à Vienne !), de Vienne (1977) et de Munich (1985). La dernière n'est de nulle part et elle porte simplement le n°4 (1988). Quelques oeuvres concertantes sont le beau Concerto opus 20, pour piano (1953), le Concerto opus 33 pour violon (1970), le plaisant Concerto opus 62, pour orgue (1983) et l'étonnant Concertino opus 86, pour 12 (instruments à) cordes (1989). Toutefois ce sont les scènes de caractère qui sont les mieux diversifiées : Méditations (1954), Scènes symphoniques (1956), Wandlungen (1956), le plaisant ballet Medusa (1957), l'excellente Ballade, pour orchestre (1958), le brillant Tanz-Rondo (1959), Nachtstuck (1962), le sombre mais inspiré Hexameron (1970) et Bruckner Dialog (1971). Einem a aussi écrit un cycle de variations, Ludi Leopoldini (1980), sur un thème du Kaiser Leopold I (de Habsbourg).
  • La musique vocale a été peu enregistrée : je n'ai trouvé que la Cantate An die Nachgeborenen (1975), une commande officielle destinée à célébrer le 30ème anniversaire des Nations Unies.
  • Comme chez Blacher, la musique de chambre est dominée par un beau bouquet de 5 Quatuors à cordes, véritable réponse de l'élève à son maître : Quatuors n°1 (1976), n°2 (1977), n°3(1980), n°4 (1981) et n°5 (1991), ce dernier inspiré consciemment ou non par la Sérénade italienne de Hugo Wolff. Ils ont été enregistrés par le Quatuor Artis pour le label Orfeo. Sauf cette Sonate, pour violon & piano (1950) et des pièces éparses pour piano, le reste semble indisponible.

 

Au terme de cette confrontation musicale, il me semble que l'élève n'a probablement pas dépassé le maître même s'il a fait honneur à son enseignement. En puisant assez systématiquement dans l'héritage postromantique, Einem a pris nettement moins de risques que Blacher. Entre les deux, mes préférences vont donc à Blacher, pour la modernité dont il a su faire preuve sans jamais forcer le trait. Les interprètes partagent apparemment ce point de vue : alors que Blacher a souvent été (bien) servi pas des interprètes motivés, on ne peut en dire autant d'Einem dont on peine à trouver des enregistrements récents irréprochables (Ecoutez cependant ce beau CD d'oeuvres légères, paru chez VMS). Quelques très grands chefs avaient pourtant montré la voie (Fricsay, Kubelik, Cluytens, ...), en particulier dans les opéras, mais toutes ces gravures sont anciennes et mériteraient d'être refaites (Il existe quand même une bonne version de La Mort de Danton, enregistrée en 1989 par Lothar Zagrosek). N'y comptez plus trop de sitôt, Einem aurait eu 100 ans en 2018 et son anniversaire est largement passé inaperçu auprès des éditeurs.

Quatuors de Blacher
Les 5 Quatuors de Blacher
Quatuors d'Einem
Les 5 Quatuors d'Einem