La musique moderne allemande, en pénurie de musiciens de valeurs, se serait bien passée de la disparition prématurée de Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970).
Etalée sur 25 ans à peine, son oeuvre est la résultante des influences les plus diverses, néo-classicisme, expressionnisme, électro-acoustique, techniques de collage, sérialisme, ..., débouchant sur un statisme contemplatif final. Autant dire que le catalogue propose des oeuvres de difficultés très inégales. A cet égard, il est particulièrement étrange que la plus fréquemment citée - sinon jouée - l'opéra, Die Soldaten - compte parmi les plus indigestes. Car enfin, quel rapport peut-il bien exister entre cet opéra tonitruant dont la seule présentation (ici superbement mise en scène au Bayerische Staatsoper en 2014) ferait fuir plus d'une âme bien intentionnée et cette superbe pièce intitulée, Stille und Umkehr, en l'occurrence, la dernière oeuvre du compositeur, une esquisse symphonique sur la note "ré" ? On devine la double personnalité d'un artiste qui a cherché sa voie dans un monde qui n'a jamais été vraiment le sien et qu'il a d'ailleurs quitté volontairement.
Les études musicales de Zimmermann furent perturbées par l'avènement du National Socialisme et ses décrets condamnant l'art moderne. En compensation, son affectation temporaire dans l'armée d'occupation, en France, eut le mérite de le mettre au contact des partitions de Stravinsky et de Milhaud. De retour en Allemagne, il entra à la radio de Cologne, accumulant les boulots plus ou moins alimentaires, émissions ou pièces radiophoniques, arrangements de musiques de variété et musiques de scènes ou de films. Ces travaux subalternes ne lui pesaient pas car il disait y apprendre énormément. On trouve d'ailleurs tardivement, sous sa plume, des oeuvres légères et néanmoins dignes d'intérêt, soit pour la radio, le théâtre ou le cinéma (Metamorphose, film éponyme de Michael Wolgensinger). Le CD ci-contre, paru chez Wergo, illustre à merveille cette activité.
C'est aussi l'époque de sa première manière, essentiellement néo-classique. Deux autres CD Wergo pourraient faire votre bonheur, proposant des oeuvres chambristes de jeunesse, la Märchensuite ou l'exotique Alagoana, aux rythmes brésiliens. De la même époque datent la Sonate pour violon solo et surtout le Concerto pour violon, le Concerto pour hautbois & orchestre de chambre (1952) et la Symphonie en un mouvement (1951-53), sa dernière oeuvre résolument tonale.
Désirant assimiler la technique sérielle, Zimmermann reprit ses études auprès de Wolfgang Fortner et René Leibowitz durant les cours d'été de Darmstadt (1948-1950). Seule la cantate Omnia tempus habent (1957) respecta les contraintes strictes du dogme sériel, soumettant la voix de la soprano aux contorsions caractéristiques. Zimmermann prit rapidement des libertés avec le système, altérant prématurément l'ordre d'apparition des notes dans les séries au point de faire réapparaître des zones sinon de tonalité du moins de détente. De cette époque datent : le Concerto pour trompette, Nobody knows the trouble I see (1954) - à découvrir, il vous changera des concertos pour trompette habituels ! - , la Sonate pour alto solo (1955) où le choral Gelobet seist Du Jesu Christ sert de cantus firmus à la série ou encore le superbe Canto di Speranza, pour violoncelle et orchestre.
Zimmermann était trop cultivé pour se laisser enfermer dans un système, à l'abri des influences extérieures. Lorsqu'il était en poste à la WDR (West Deutsch Rundfunk, Köln), il avait présenté un vaste cycle synthétisant 6 siècles de musique savante européenne, en mettant l'accent sur quelques jalons qu'il jugeait également fondateurs (grégorien, les Franco-Flamands, Palestrina, Bach, Mozart, Debussy, Messiaen et Webern). Son idée était qu'ils formaient une boucle circulaire autonome où chaque école pouvait être considérée comme le point de départ ou d'aboutissement de toutes les autres. Beaucoup d'artistes ont des lubies de cette sorte auxquelles vous n'êtes nullement obligé d'adhérer mais de les entendre peut aider à pénétrer plus facilement leur univers.
Les années 1958-68 furent extrêmement fécondes où toutes les influences se rassemblèrent (formes baroques, expressionnisme tapageur, jazz, musiques populaires et même électro-acoustique), généralement cimentées par le principe unificateur d'une série libérée des contraintes habituelles.
Perspektiven, un ballet imaginaire pour deux pianos (1956), Impromptu pour orchestre (1958), Sonata for solo cello (1960), Présence, ballet pour trio à clavier et narrateur (1961), Antiphonen, pour alto & 25 instrumentistes (1961) ou Monologues pour deux pianos (1964) - en fait une transcription du Concerto "Dialogue" pour deux pianos & orchestre - sont autant d'oeuvres à écouter et à approfondir.
L'opéra Die Soldaten (1965) a marqué un tournant dans l'oeuvre de Zimmermann. Il fut d'abord jugé injouable et Zimmermann le retravailla en une Symphonie chorale, afin de prouver le contraire. Aujourd'hui, Die Soldaten est au répertoire des grandes scènes internationales mais je vous conseille de commencer par vous habituer à la symphonie, et encore, en commençant par la fin, nettement plus reposante !
Note toute personnelle : je n'aime pas trop cet opéra - mais je conviens que ce n'est pas une raison pour vous en dégoûter ! - comme je n'aime pas Lulu de Berg : chanter n'est pas crier, il n'y a que l'être humain pour confondre les deux. Certes le cri au théâtre peut intervenir de façon nécessaire mais précisément, il doit conserver sa vertu d'exclamation impulsive. Quand on crie trop au loup, c'est bien connu, le danger existe que plus personne n'écoute, ce qui pour une musique n'est jamais idéal.
Plus rien ne sera après comme avant Die Soldaten, comme si cette oeuvre avait exorcisé tous ses démons intérieurs. Libéré, le compositeur a parachevé son oeuvre en la rendant progressivement plus accessible : Concerto pour violoncelle & orchestre "en forme de pas de trois" (1966), Tratto (1967), une belle étude pour électronique (pas si courant !), Intercomunicazione pour violoncelle & piano piano (1967), Die Befristeten, pour ensemble de jazz (expérimental !) (1967), Photoptosis, magistral prélude pour grand orchestre (1968) - à écouter jusqu'au bout et pas seulement pour ses réminiscences de Beethoven, Wagner ou Szymanowski -, l'ultime Stille und Umkehr ou encore, Vier kurze Studien, pour violoncelle solo (1970).
Si vous écoutez attentivement les extraits proposés, vous noterez l'abondance des emprunts stylistiques voire des citations, dont la signification va bien au-delà de la simple anecdote musicale. On en trouve des exemples pertinents dans le fameux Requiem pour un jeune poète (1967-1969), une oeuvre qui condense 50 ans de culture européenne (plage 6 du CD ci-contre). Cette technique a connu son développement extrême dans l'ébouriffante Musique pour les soupers du roi Ubu, d'après Alfred Jarry. L'oeuvre est composée uniquement de citations s'enchaînant dans un joyeux charivari où aucune note n'est la sienne, et la musique partout de lui (Formule rapportée par Marc Texier). Quizz réservé aux forts en thèmes : combien en identifiez-vous ?
Insensiblement, Zimmermann a modifié son rapport au temps musical, remplaçant le temps physique et objectif par le temps ressenti. Le sien ralentit progressivement jusqu'à l'immobilisme final qui lui dicta un geste fatal, en dépit d'une foi catholique exigeante.
Zimmermann a, en effet, reçu une éducation austère voire sévère, largement orientée vers la réflexion philosophique. Pratiquant, au point de signer nombre de ses oeuvres des initiales, OAMDG (Oeuvre à la plus grande gloire de Dieu), il garda toute sa vie une foi rebelle que sa dernière oeuvre achevée illustre parfaitement : Ich wandte mich und sah an alles Unrecht das geschah unter der Sonne (Je me retournai et contemplai toute l'oppression qui se commettait sous le soleil). Dans ce testament spirituel, Dieu est pris à partie par le Grand Inquisiteur des Frères Karamazov de Dostoïevski, dont la voix s'entrelace avec des fragments de L'Ecclésiaste ("Malheur à celui qui est seul").
Note terminale. Si vous avez bien écouté, vous aurez noté que le style de Zimmermann s'est progressivement épuré au point qu'on se prend à regretter qu'il ait décidé de ne pas en dire davantage. C'est sans doute raisonner à l'envers tout comme lorsqu'on se prend à rêver de ce que Beethoven ou Schubert auraient écrit si leur existence n'avait pris fin aussi prématurément. Sans doute le problème est-il mal posé : c'est précisément parce que Schubert s'est senti talonné par la mort qu'il s'est lancé dans une course au chef-d'oeuvre aussi folle. Sans cette menace, il est à parier qu'il aurait progressé à un tout autre rythme.