Charles-Marie Widor (1844-1937) n'est certes pas un inconnu, il occupe même une place essentielle dans l'histoire de la musique ... d'orgue. Pourtant, il est une autre part de sa création nettement moins connue et qui mérite d'être (re)découverte, une démarche facilitée par l'action de quelques éditeurs courageux.
Instruit par son père, Charles-François, lui-même organiste à Saint-François de Sales (Lyon), Charles-Marie poursuivit ses études à Bruxelles auprès de l'omniprésent François-Joseph Fétis (1784-1871), pour la composition, et de Jacques-Nicolas Lemmens (1823-1881), pour l'orgue (Soit-dit en passant, un fameux organiste ce Lemmens, écoutez sa Fanfare, jouée sur le superbe instrument de St Viktor à Damme). Ce stage était une recommandation d'Aristide Cavaillé-Coll (1811-1899), facteur célèbre et ami de la famille.
En 1866, il s'installa définitivement à Paris, d'abord comme assistant de Camille Saint-Saëns (1835-1921) à l'église de la Madeleine, puis - honneur suprême - comme successeur curieusement jamais titularisé de Louis James Alfred Lefébure-Wély (1817-1869) à Saint-Sulpice, un poste auquel il demeura fidèle pendant 64 ans (!), avant de céder la place à son assistant, Marcel Dupré. Outre Dupré, il forma Louis Vierne, Charles Tournemire et … Albert Schweitzer, qui l'aida à annoter l'œuvre de Bach (Lorsqu'il s'installa à Lambaréné, au Gabon, avec son chat, le Dr Schweitzer n'avait plus qu'un maigre piano droit pour entretenir ses acquis).
En 1890, Widor succéda à César Franck au poste de Professeur d’orgue du Conservatoire de Paris et en 1896, il reprit la classe de composition de Théodore Dubois, promu directeur de l'établissement (Tant qu'on y est, voici une superbe Toccata de Dubois, jouée sur l'orgue de la Madeleine). Il eut pour élèves distingués Arthur Honegger, Edgar Varèse et Darius Milhaud.
Organiste reconnu internationalement, Widor sillonna l'Europe entière, jusqu'en Russie, se produisant en récital et/ou inaugurant quantité d'instruments restaurés ou construits de toutes pièces.
En 1921, il fonda, avec Francis-Louis Casadesus, le Conservatoire américain de Fontainebleau dont il assura la direction jusqu'en 1934, date à laquelle Maurice Ravel prit la relève.
Note. Le conservatoire de Fontainebleau est une institution étonnante dont l'origine remonte au stationnement des troupes américaines, en France, à la fin de la guerre 14-18. Ayant perdu sa vocation première d'entretenir la santé des harmonies militaires US, il devint sous les impulsions conjuguées de Widor, Saint-Saëns, d'Indy, Chabrier, Ravel et Casadesus un conservatoire privé qui allait s'avérer essentiel dans le développement de la musique contemporaine. Dès l’origine et jusqu'à sa mort, une jeune professeur de composition et d'orchestration, Nadia Boulanger (1887-1979), incarna l’âme de cette école internationale. Les plus grands - américains mais pas seulement - sont passés par Fontainebleau : Igor Stravinsky, Georges Enescu, Jean Françaix, Arthur Rubinstein, Aaron Copland, Yehudi Menuhin, Maurice Gendron, Robert Casadesus, Leonard Bernstein, Philip Glass et dix mille autres.
On dit généralement que la fonction crée l'organe mais l'inverse se produit également : disposant, à St Sulpice, d'un orgue symphonique "Cavaillé-Coll", du nom du facteur susmentionné, Widor a créé le genre de la symphonie pour orgue et il en a composé 10.
Note. Cet orgue symphonique n'a plus rien à voir avec l'orgue baroque dont la clarté sonore autorisait toutes les subtilités contrapuntiques. Il cultive la puissance du son, l'élargissement du timbre et augmente la dynamique par de brillants crescendos/diminuendos. L'enflure que le romantisme finissant avait commencé à dicter à l'orchestre symphonique, il l'a communiquée à l'orgue.
Beaucoup d'églises françaises abritent un orgue Cavaillé-Coll (Saint-Sulpice et Notre-Dame de Paris, Saint-Ouen de Rouen, Saint-François de Lyon, ...) mais il en existe aussi en Espagne, en Hollande et en Belgique dont la dimension, mesurée en nombre de jeux, est cependant éminemment variable. Au total, on estime à 500 le nombre d'instruments réalisés du vivant de Cavaillé-Coll. L'orgue de Saint-Sulpice a bénéficié d'une restauration complète, en 1991, et le concert de réinauguration figure dans ce document exceptionnel. Il est commenté en anglais mais cela ne devrait pas vous décourager.
Une initiation s'impose aux oreilles qui trouveraient ces symphonies monumentales tonitruantes voire confuses. Un mouvement a éclipsé tous les autres, la Toccata de la Symphonie n°5, que l'on joue traditionnellement à la Basilique St Pierre à la fin de l'office de Noël. Widor l'a enregistrée à l'extrême fin de sa vie (à 89 ans !), défendant un tempo beaucoup plus mesuré que celui généralement adopté par ses confrères, qu'il jugeait excessif. La Marche extraite de la symphonie n°1 est moins connue et l'Andante sostenuto de la symphonie n°9 (Gothique) est plein de charme. Pour d'autres extraits, reportez-vous aux nombreux enregistrements parus.
Je ne cache pas cependant que je préfère m'attarder sur le reste de la production de Widor, d'autant qu'elle s'avère de grande valeur. Elle est écrite pour les formations les plus diverses au sein desquelles l'orgue conserve parfois un rôle de partenaire :
Widor a également écrit pour la scène mais aucune des partitions ne s'est maintenue à quelque répertoire que ce soit. C'est sans doute une perte quand on songe à la qualité des mélodies précédentes : passe encore pour l'opéra-comique jamais publié "Le capitaine Loys", le ballet "La Korrigane" ou la musique de scène du Conte d'avril (1885), toutes oeuvres de relative jeunesse, mais pourquoi nous priver d'entendre "Les pêcheurs de Saint-Jean" (1905) et "Nerto" (1924), deux drames lyriques en 4 actes ? Seules quelques interludes orchestraux (plages 1 à 3) du premier nommé sont disponibles à l'écoute.
Toute sa longue vie, Widor a déployé une activité incapable d'entamer une énergie apparemment inépuisable : à 76 ans, il se sentit encore assez vert pour convoler en justes noces avec la demoiselle qui le faisait soupirer depuis (presque) toujours, Mathilde de Montesquiou-Fézensac, de 40 ans sa cadette. A 90 ans, il dit adieu à son instrument fétiche et, 3 ans plus tard, à la vie. Sa dépouille fut tout naturellement déposée dans la crypte de Saint-Sulpice. Inutile d'espérer vous y rendre un jour en pèlerinage, l'accès vous en sera tout simplement refusé : outre que l'endroit est complètement négligé, humide et dépourvu d'éclairage, la sacristie ne désire plus être importunée par tous ceux qui se soucient de la mémoire de Widor comme d'une guigne mais qui, ayant lu le "Da Vinci Code", espèrent y découvrir l'accès à un trésor caché.