Pour cette fois, Toussaint oblige, le sujet sera sévère, "grave" diraient les anglais. Nos cimetières sont encombrés de tombes que plus grand monde n'entretient avec la même assiduité que nos grands-parents. Dès lors, la mode est aux crémations, défendues par les pragmatiques qui ne veulent plus encombrer leur descendance et sans doute encouragées par les écologistes qui préfèrent encore les émissions de CO2 aux émanations de CH4. Fort bien, mais que restera-t-il de nous, pauvres mortels, à part, bientôt au mieux, un espace virtuel, tel ce site, ne prenant pas plus que quelques centaines de mégaoctets sur la toile ?
Les musiciens franco-flamands ont résolu ce problème d'une toute autre manière il y a 800 ans, c'est la Déploration en musique, l'occasion d'honorer pour l'éternité un glorieux aîné, musicien la plupart du temps, le corporatisme ne date pas d'aujourd'hui ! C'est ainsi que :
Le goût musical évoluant, le genre s'est éteint progressivement. Les hommages entre confrères ont cependant repris, 150 ans plus tard et toujours en France, sous la forme instrumentale du Tombeau, généralement pour clavecin, pour luth et/ou pour viole. Commençons par les violistes :
Les luthistes ne furent pas en reste :
Etonnamment les clavecinistes ne furent pas si nombreux que cela : outre les deux pièces déjà mentionnées, épinglons Jean-Henry D'Anglebert (1635-1691) pour Jacques Champion de Chambonnières (1602-1672).
Terminons par le tombeau instrumental composé par Jean-Fery Rebel (1666-1747) pour Lully.
Note : Les pièces écrites par François Couperin (1668-1733) (le neveu de Louis), Jean-Philippe Rameau (1683-1764) et Jacques Duphly (1715-1789) et portant le titre "La Forqueray" ne sont pas des tombeaux mais des pièces de caractères, hommages typiques du grand siècle français. Antoine Forqueray a d'ailleurs renvoyé l'ascenseur (à moins que ce fut l'inverse, je n'ai pas vérifié), en composant "La Couperin", de même son fils, Jean-Baptiste, dans "La Rameau".
La mode du Tombeau a complètement disparu aux époques classique et romantique. L'orgue romantique, autre spécialité française, aurait convenu au genre mais curieusement il ne fut guère exploité. Vous n'en apprécierez que davantage le beau tombeau érigé par Marcel Dupré (1886-1971) à la mémoire de Jehan Titelouze (1563-1633), considéré comme le père fondateur de l'orgue français.
Le Tombeau musical a refait surface, vers 1900, précisément lors de la redécouverte, largement française, de l'univers baroque. Deux musiciens d'exception furent particulièrement honorés, Paul Dukas (1865-1935) et Claude Debussy (1862-1918) :
Cependant le Tombeau le plus célèbre demeure celui que Maurice Ravel (1875-1937) a élevé à la mémoire de François Couperin (La maquette ci-contre, projet pour l'édition originale, est de la plume de Ravel). Il a été enregistré un nombre incalculable de fois, tant dans sa version originale, pour piano (ici Sokolov), que dans sa version (partiellement) orchestrée par le compositeur (Prélude, Forlane, Menuet et Rigaudon, ici Boulez). Les deux mouvements manquants (Fugue et Toccata) l'ont été ultérieurement par Zoltán Kocsis, je ne garantis pas la qualité de la finition.
Mais qui s'est chargé d'ériger un monument à la gloire de Ravel ? Si l'anglais Arthur Benjamin (1961- ) ne m'a pas convaincu, le français Olivier Greif (1950-2000) a fait nettement mieux mais, tous comptes faits, l'hommage que je préfère est celui du néerlandais Rudolf Escher (1912-1980).
Depuis la dernière guerre mondiale, les Tombeaux ont (re)fait des apparitions occasionnelles sans que l'on sache avec certitude si les dédicataires apprécient depuis l'au-delà. Il n'est pas exclu que certains se retournent dans leur tombe : que pensent Olivier Messiaen de l'hommage de Jonathan Harvey, Henri Ledroit de celui de Jacques Lenot, Olivier Greif de celui d'Ivan Bellocq et Gérard Grisey de celui de Philippe Hurell ?
Terminons en musique en revenant à l'époque de Gilles Binchois et à sa fameuse complainte de saison "Deuil angoisseux", sur un texte de l'une des premières Femmes de Lettres françaises (d'origine vénitienne), Christine de Pisan (1364-1430), pleurant ici son défunt mari, Etienne Castel.
De son oeuvre poétique mais aussi politique et philosophique émerge La Cité des Dames, sorte d'allégorie consacrant, avec quelques siècles d'avance, les vertus intellectuelles de la femme au service d'une cité idéale donc utopique.
Deuil angoisseux a fait l'objet de plusieurs enregistrements respectivement dus aux ensembles Clemencic Consort, Gilles Binchois (limité à la première stophe) et Asteria. Je garde cependant ma préférence pour l'ensemble des Gothic Voices, où se fondent les voix de Margaret Philpot, Rogers Covey-Crump, Leigh Nixon et Peter Harvey, une publication du label Hyperion. Voici le texte complet afin que vous puissiez suivre :
Dueil angoisseux, rage desmesurée,
Grief desespoir, plein de forsennement,
Langour sanz fin et vie maleürée,
Pleine de plour, d’angoisse et de tourment;
Cuer doloreux qui vit obscurement,
Tenebreux corps sur le point de partir,
Ay, sanz cesser, continuellement;
Et si ne puis ne garir ne morir.
Fierté, durté de joye separée,
Triste penser, parfont gemissement,
Angoisse grant en las cuer enserrée,
Courroux amer porté couvertement;
Morne maintien sanz resjoïssement,
Espoir dolent qui tous biens fait tarir,
Si sont en moy, sanz partir nullement;
Et si ne puis ne garir ne morir.
Soussi, anuy qui tous jours a durée,
Aspre veillier, tressaillir en dorment,
Labour en vain, a chiere alangouree,
En grief travail infortunéement;
Et tout le mal, qu’on puet entierement
Dire et penser sanz espoir de garir,
Me tourmentent desmesuréement;
Et si ne puis garir ne morir.
Princes, priez à Dieu qui bien briefment
Me doint la mort, s’autrement secourir
Ne veult le mal ou languis durement;
Et si ne puis garir ne morir.