L'idée de réunir un petit nombre de musiciens jouant chacun une partie individuelle remonte à l'époque baroque et le modèle a longtemps été la "Sonata a tre" (Archangelo Corelli, Sonates en Trio, opus 1 : 3 parties mais pas forcément 3 instruments !). Il a malheureusement souffert d'un manque d'équilibre entre les voix, les instruments mélodiques, en particulier les violons, ayant toujours exercé un ascendant disproportionné sur ceux, en nombre variable, en charge de la basse continue (violoncelle, luth, clavecin, ...).
L'époque classique s'est précisément attelée à la recherche d'un meilleur compromis. Les premiers ensembles de chambre, nés en gros après 1750, ont, dans un premier temps, privilégié l'usage des instruments à cordes, accompagnés éventuellement par un pianoforte : c'est de cette époque que datent les premiers Trios, Quatuors et Quintettes, à cordes ou à clavier. Les (instruments à) vents, longtemps réservés aux musiques d'inspiration militaire, ont parallèlement fait leur apparition, souvent groupés par deux (comme dans l'Arche de Noé !), dans des Divertissements ou des Sérénades de style galant. On en trouve les modèles les plus parfaits dans l'oeuvre de Mozart, en particulier la Sérénade n°10 "Gran Partita", KV 361, écrite pour 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 cors de basset, 2 bassons, 2 cors et 2 cors basses plus une contrebasse, le chef-d'oeuvre du genre.
Il restait à trouver le moyen d'assembler les Cordes et les Vents selon des formules innovantes (C+V), où V désigne le nombre d'instruments à vents (cuivres ou bois) et C le nombre d'instruments à cordes (en comptant pour une unité les cordes du piano éventuel, voire les cordes vocales d'une soprano lorsque celle-ci est exceptionnellement présente). C'est ce qui s'est produit à l'aube du 19ème siècle, permettant l'apparition d'ensembles (semi)professionnels, voire d'amateurs bourgeois aguerris, capables de se substituer aux ensembles "de cour" en vogue sous l'Ancien Régime.
Le courant des idées révolutionnaires a naturellement contribué à propager l'idée de marier les familles instrumentales au sein d'un discours égalitaire. Beethoven (1770-1827), qui s'était frotté au genre galant dans deux oeuvres de jeunesse (Octuor et Sextuor à vents, datés de 1792 et 1795), a précisément répondu aux attentes, en 1800, en faisant entendre son Septuor, opus 20. L'oeuvre répond à la formule (4+3) : quatre instruments à cordes couvrant l'ambitus maximum (violon, alto, violoncelle et contrebasse), dialoguant avec trois instruments à vents clairement individualisés (clarinette, cor et basson).
Si aujourd'hui cette oeuvre nous paraît fort sage, il n'en a rien été à l'époque et, chose rare, elle a plu d'emblée. Le compositeur s'est d'ailleurs agacé de cet engouement qu'il estimait excessif, en tous cas préjudiciable à la bonne appréciation de ses oeuvres ultérieures, bien plus considérables à ses yeux, et il a fini par prendre son septuor en grippe. L'oeuvre n'a pourtant jamais cessé de plaire et le grand Arturo Toscanini a déclaré à qui voulait l'entendre que ce fut même la première partition qu'il s'est payée avec ses maigres deniers, alors qu'il était encore un inconnu. Il lui a d'ailleurs conservé son affection toute sa vie, allant jusqu'à en arranger les parties confiées aux cordes (sans altérer les parties pour vents) afin de pouvoir l'inclure dans le programme de ses concerts symphoniques. Un enregistrement est paru en son temps chez RCA et le miracle est que cela fonctionne encore ! Aujourd'hui, ce septuor demeure au programme de formation des aspirants musiciens chambristes comme en témoigne cette interprétation des étudiants du fameux Curtis Institute de Philadelphie.
La formule fatalement dissymétrique (4+3) du Septuor était inhabituelle à l'époque et on ne saura jamais pour quelles raisons Beethoven l'a sélectionnée. Les adeptes du symbolisme septénaire aimeraient sans doute y voir une manifestation supplémentaire du caractère magique du chiffre 7 (Dans toutes les religions, les jours de la Création, les dernières paroles du Christ en Croix, les Patriarches d'Israël, les rondes autour de la Kaaba lors du Hadj, mais aussi, par contagion, dans toutes sortes de manifestations de la vie de tous les jours, jours de la semaine, notes de musique, merveilles du monde, ..., je vous épargne les 7 nains) mais convenons que cela demeure sans rapport avec la question posée.
Note à l'usage des matheux qui trouveront avec raison que l'explication suivante est tout aussi intéressante sinon opportune : dans l'ordre naturel des entiers, le nombre 7 révèle une complexité (donc, on l'imagine, une richesse potentielle) inédite qui se révèle, par exemple, dans ce théorème affirmant que "L'heptagone est le premier polygone régulier non constructible avec la règle (non graduée) et le compas". Cette proposition nullement évidente a mis du temps à s'imposer, ayant reposé sur les travaux successifs de trois mathématiciens illustres. Pierre de Fermat (1601-1665) a défini les nombres qui portent son nom comme puissance de puissance de 2 plus un (Fi = 2(2^i)+1 : F0 = 3, F1 = 5, F2 = 17, F3 = 257, F4 = 65537, ...). Il l'a fait avec l'idée derrière la tête que tous étaient premiers au motif scabreux que les cinq premiers l'étaient. Un siècle plus tard, Leonhard Euler (1707-1783) a montré qu'il n'en était rien car on a, F5 = 4294967297 = 641 x 6700417. Pire, on a aujourd'hui la certitude que la conjecture de Fermat est fausse pour i=5, ...,32 et on soupçonne sérieusement qu'elle l'est en fait pour tout i>4. Carl Friedrich Gauss (1777-1855) a ensuite franchi le pas décisif en établissant, sur base d'un théorème préliminaire de Pierre-Laurent Wantzel (1814-1848), qu'un polygone régulier est constructible (avec la règle et/ou le compas) si et seulement si le nombre de ses côtés s'exprime comme le produit d'une puissance de 2 par un nombre quelconque (éventuellement nul) d'entiers de Fermat premiers distincts (n = 2k Fi1...Fim). Les premiers polygones réguliers constructibles sont donc tels que n = 20 F0 = 3 (triangle équilatéral), n = 22 = 4 (carré), n = 20 F1 = 5 (pentagone), n = 21 F0 = 6 (hexagone), n = 23 = 8 (octogone), n = 21 F1 = 10 (décagone), n = 22 F0 = 12 (dodécagone), n = 20 F0 F1 = 15 (pentadécagone), n = 24 = 16 (hexadécagone), n = 20 F2 = 17 (heptadécagone, à vos règles et compas !), n = 22 F1 = 20 (icosagone), etc. L'heptagone étant bien le premier polygone régulier non constructible avec la règle et le compas, voilà au moins une raison sérieuse de distinguer l'entier 7.
Revenons à nos moutons, et reprenons le cours des entiers naturels à partir de 6. Les premiers sextuors identifiés comme tels ont été publiés par Luigi Boccherini, en 1776. Au nombre de 6, comme il était d'usage à l'époque, ils sont écrits pour double trio à cordes et portent au catalogue le numéro d'opus 23. La Révolution n'a clairement pas encore produit ses effets : le violon principal mérite toujours son appellation. De fait, le sextuor "moderne" ne s'est imposé qu'au 19ème siècle, dans plusieurs configurations distinctes :
Il n'a pas échappé aux contemporains de Beethoven, à commencer par ses (rares) élèves, ses (aussi rares) amis ou de simples collègues côtoyés dans la Vienne impériale, que le genre du septuor était rentable, en particulier parce que les éditeurs étaient demandeurs d'oeuvres nouvelles. Ils se sont dès lors mis à l'ouvrage, prenant soin de ne pas bouleverser la formule magique découverte par leur maître à tous :
A partir de 1830, les septuors mixtes se sont multipliés, particulièrement en Allemagne et en France :
Cultivé au 20ème siècle, le septuor pour vents seuls (0+7) a largement perdu son côté ludique du fait de frictions nettement dissonantes; vous aurez de ce fait sans doute quelque mal à digérer les oeuvres de Gavriil Popov (1927), Charles Koechlin (1937) et Paul Hindemith (1948). Darius Milhaud (1964) a opté pour la formule opposée, tout aussi improbable, pour cordes seules (7+0) tandis que l'américaine Ellen Taafe Zwilich (2008, à découvrir) s'est montrée nettement plus conciliante avec une formule basée sur l'exacte superposition d'un trio à clavier et d'un quatuor à cordes.
A partir de 1900, la formule à 7 s'est maintenue mais l'appellation "septuor" est éventuellement tombée en désuétude, par exemple dans les oeuvres suivantes : Maurice Ravel (Introduction and Allegro, 1905), Rudi Stephan (Musique pour 7 instruments à cordes, 1911, à découvrir), Leos Janacek (Concertino, 1925) et Arnold Schönberg (Suite, opus 29, 1926).
L'octuor pour vents seuls (0+8) est directement hérité du divertissement classique dans la formule usuelle pour 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 cors et 2 bassons (W-A Mozart, KV 388, 1782, et le jeune L v Beethoven, opus 103, 1792). Plus tard, il arrivera qu'on remplace un hautbois par une flûte comme dans les octuors remarquables de Carl Reinecke (opus 216, 1892), de Franz Lachner (opus 156, 1850) et de Théodore Gouvy (opus 71, 1879). Plus près de nous, l'octuor d'Igor Stravinsky (1923), reposant sur une instrumentation exotique (flûte, clarinette, 2 bassons, 2 trompettes et 2 trombones), est davantage incontournable que celui de Einojuhani Rautavaara (1962) (pour basson, clarinette, flûte, hautbois, 2 cors, trombone et trompette).
La formule la plus féconde, (5+3), a naturellement dérivé du septuor de Beethoven par simple adjonction d'un second violon et elle nous donné le chef-d'oeuvre immortel de Franz Schubert (D803, 1824). Observez que sa durée dépasse allègrement l'heure, justifiant le commentaire, attribué à Robert Schumann, des divines longueurs schubertiennes. Tout cela est très bien à condition de se rappeler que c'est l'ami de Beethoven, Antonin Reicha (1807), qui a lancé cette mode et de fort belle façon. On retrouvera bien plus tard la même formule sous la plume de Jean Françaix (1972), dans une oeuvre toute de légèreté.
Les formules instrumentales se sont par ailleurs diversifiées tout en respectant souvent le modèle (5+3) : l'octuor du Prince Louis Ferdinand de Prusse (1808 posthume) est écrit pour 2 violons, 2 violoncelles, piano, clarinette et 2 cors, celui de Ludwig Spohr (opus 32, 1814) est écrit pour violon, 2 altos, violoncelle, contrebasse, clarinette et deux cors, celui de Ferdinand Ries (opus 128, 1818, à découvrir), pour piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse, clarinette, cor et basson, celui d'Anton Rubinstein (opus 9, 1856) pour piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette et cor, celui de Felix Weingartner (1923) pour piano, 2 violons, alto, violoncelle, clarinette, cor et basson, celui d'Howard Ferguson (1933) pour quatuor à cordes, contrebasse, clarinette, cor et basson, et celui, plus austère, de Paul Hindemith (1958) pour violon, 2 altos, violoncelle, contrebasse, clarinette, cor et basson. Celui de Paul Juon (opus 27, 1907) épouse plutôt le canevas (4+4), pour piano, violon, alto, violoncelle, hautbois, clarinette, basson et cor.
La formule pour cordes seules (8+0) s'est affirmée lorsqu'un jeune homme d'à peine 16 ans, Felix Mendelssohn (1825), a proposé un octuor se présentant, en fait, comme un double quatuor (2x4+0). Il a aussitôt été suivi par quelques émules souvent bien inspirés : Ludwig Spohr (1847, attention il en existe 4 et celui-ci est le dernier en date), Niels Gade (1849, excellent), Johan Svendsen (1866), Joachim Raff (1872), George Enescu (1900, à ne pas manquer !), Rheinhold Glière (1900, idem !) et Max Bruch (1920, pas si mal qu'on le dit encore trop souvent mais plus vraiment de saison, comparez avec le scherzo, composé pour la même formation à peine 4 ans plus tard, par Dimitri Schostakovitch !). Darius Milhaud (1948) a poussé la formule du double quatuor dans ses derniers retranchements en agençant ses Quatuors n°14 & 15 de telle façon qu'ils puissent être joués de concert !
L'octuor (à cordes) existe également dans une version pour violoncelles seuls, l'occasion d'alimenter le répertoire d'ensembles de violoncelles récemment constitués (The Yale Cellos, les 12 Violoncelles de la Philharmonie de Berlin, le Conjunto Ibérico Cello Octet, Cello octet Amsterdam, ...). Rares sont les oeuvres écrites explicitement pour cette formation mais il arrive qu'on multiplie les violoncelles ad libitum ou qu'on adapte des compositions existantes dans le but d'étoffer le répertoire : Heitor Villa-Lobos (Bachianas brasileiras n°1, 1930), Sofia Gubaidulina (Fata morgana, 2002), Gordon Jacob (Cello Octet, 1981), Arvo Pärt (Fratres, 1983), Philip Glass (Symphonie n°3, 1994).
On trouve des curiosités parmi les octuors composés, en Allemagne, par d'illustres inconnus, tels ceux écrits par Auguste Walter (1863), Ferdinand Thieriot (1873), celui-ci étalant une légèreté fort peu teutonne (Thieriot provient d'une famille huguenote émigrée, ceci explique cela) et Heinrich Hofmann (1883), qui commence étrangement comme celui de Mendelssohn !
Au rayon des produits dérivés, impossible d'oublier Octandre d'Edgard Varèse (1923), Anaktoria de Iannis Xenakis (1969) et Eight Lines (1983) de Steve Reich.
On crédite habituellement Ludwig Spohr (opus 31, 1813) de l'invention du nonette, dans la formation (4+5) pour violon, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, hautbois, clarinette basson et cor, qui est devenue un standard. Elle a en tous cas été adoptée par Louise Farrenc (1849), George Onslow (1851), Franz Lachner (1875), Joseph Rheinberger (1884) et Nino Rota (1974, une agréable surprise). Le Nonette tchèque (Mieux connu sous son appellation anglo-saxonne "The Czech Nonet"), l'un des ensembles les plus anciens toujours en activité depuis 1924 (effectifs réactualisés !), a popularisé ce répertoire. Il a évidemment aussi joué des oeuvres (tchèques) de Josef Bohuslav Foerster (1931, plutôt anecdotique), de Rudolf Karel (1945), d'Alois Hába (n°3, 1953) et de l'omniprésent Bohuslav Martinu (n°2, 1959).
Ne perdez pas d'ouïe l'excellent Carl Czerny (1850), Samuel Coleridge-Taylor (1894), Jan van Gilse (1916) et Vladimir Shcherbachov (1919), ce dernier singulier mais prenant dans une oeuvre faisant intervenir un quatuor à cordes, une harpe, un piano, une flûte, une voix de soprano et un danseur pour faire le compte, un beau témoignage d'une époque où l'on pouvait tout écrire en URSS.
La formule (9+0), pour cordes seules, n'a pas rencontré le succès de l'octuor, l'ajout d'un instrument à cordes supplémentaire ne s'imposant guère : elle a quand même été essayée par Nicolai von Wilm (1911) et Aaron Copland (1960).
L'augmentation du nombre des instruments a donné naissance à des Nonettes de plus en plus déguisés, surtout au 20ème siècle : Darius Milhaud (Symphonie de chambre n°1, 1917), Ernst Krenek (Musique symphonique pour 9 solistes, 1922), Anton Webern (Concerto pour 9 instruments, 1934), Iannis Xenakis (Akanthos, 1977) et Henryk Gorecki (Concerto, opus 11, 1957).
Les dixtuors, beaucoup plus rares, ont éventuellement adopté les formules du double quintette, à cordes (2x5+0 : Darius Milhaud, Symphonie de chambre n°4, 1921) ou à vents (0+2x5 : André Caplet, Suite persane, 1902, George Enescu, 1906, ou Darius Milhaud, Symphonie de chambre n°5, 1922). Pour trouver une oeuvre mixte (5+5) digne d'intérêt, il convient de se tourner vers Théodore Dubois (1909) ou à nouveau vers Jean Françaix (1987).
Les archives recèlent d'autres partitions du genre mais il semble qu'elles ne valent pas de vrai détour. Il suffit d'écouter les compositions d'Émile Bernard (Divertissement, opus 36) et d'Arthur Bird (Suite en ré), pourtant réputées comme faisant partie des meilleures du genre, pour se convaincre d'en rester là, ce que nous ferons.