(Raymond) Murray Schafer est un musicien canadien davantage connu pour son engagement envers (ce qu'on pourrait appeler) l'écologie acoustique que pour sa création purement musicale. L'ouvrage qui l'a fait connaître, The Tuning of the World (Traduit en français sous le titre, Le Paysage sonore), résume les idées qu'il a formulées et défendues, dans le cadre d'un enseignement au Centre expérimental des Communications de l'Université Simon Fraser de Vancouver, entre 1965 et 1975.
Cependant, Schafer se considère compositeur avant toutes choses et il serait dommage et d'ailleurs anormal que son activité alimentaire prenne définitivement le pas sur sa création artistique, pas aussi abondante qu'on l'aurait espérée mais de grande qualité.
Il rêvait de devenir peintre et pourtant c'est au Conservatoire de Toronto qu'il s'est inscrit, en 1952. Déçu par l'enseignement reçu, il l'a quitté 3 ans plus tard, perfectionnant sa formation en Europe puis en autodidacte. Pressé de gagner sa vie, il ratissa bien au-delà du champ musical, se passionnant pour les langues étrangères, la littérature et la philosophie. Revenu au pays natal, il accepta une chaire à l'Université de Vancouver (1965-1975). C'est là qu'il mit sur pied, avec l'aide matérielle de l'UNESCO, le World Soundscape Project, consacré à l'étude des rapports de l'être humain avec son environnement acoustique.
Bien que pas vraiment préparé à cette diversion, il semble qu'il y ait pris goût puisque, 40 ans plus tard, il demeure actif dans le domaine, participant régulièrement aux colloques internationaux où il est un invité obligé.
La cause défendue est partie du constat, initié dans les années 1970, d'une progression inquiétante du nombre des décibels dans tous les domaines de l'activité humaine. C'était l'époque où l'on a découvert les nuisances occasionnées par le mythique avion Concorde et où les ORL se sont inquiétés des ravages provoqués par les sonorisations excessives des soirées privées entre jeunes gens, peu soucieux de la santé de leurs tympans. Le bruit était subrepticement entré dans notre quotidien et la menace était réelle qu'il progresse à tous les étages sans qu'on y prenne véritablement garde, détruisant non seulement notre ouïe mais aussi sa faculté de vibrer à bon escient.
Le bruit contre lequel Schafer a bataillé n'est pas celui des physiciens, un son dépourvu de composantes périodiques harmoniques. C'est plutôt l'ensemble de tous les sons non désirés. La nuance est nécessaire : un bruit n'est pas forcément assourdissant ni désagréable à l'oreille et celui que la pluie ou le vent font entendre entre les feuilles des arbres n'est pas indigne d'intérêt, même superposé à un Quatuor de Schubert joué en plein air. Le bruit ne devient nuisible que lorsqu'il détériore l'environnement, s'imposant contre notre gré.
Cette thèse puisait, en partie, dans l'enseignement de l'américain, John Cage (1912-1992), qui fut parmi les premiers à encourager les expériences sensorielles de son public, afin qu'ils prêtent attention aux brui(ssemen)ts naturels ambiants qui accompagnaient ses concerts. C'est pourtant de son presque homonyme Pierre Schaeffer (1910-1995) qu'il s'est le plus réclamé, ce qui ne manque pas d'étonner car enfin quel rapport peut-il exister entre la musique concrète de ce dernier (Etudes de Bruits, qui a si mal vieilli) et le planant Credo de notre Schafer ?
Le musicien Schafer a partagé son oeuvre entre deux tendances, l'une pure et l'autre engagée.
Les œuvres de jeunesse de Schafer furent d'essence néo-classique mais vous n'en saurez pas davantage car elles ne sont pas enregistrées et elles ne le seront sans doute jamais, le compositeur les ayant reniées. Il n'a reconnu, comme opus 1, que Minnelieder, 13 chants inspirés de poésies médiévales germaniques, pour contralto & quintette à vents.
Au début des années 1960, il s'est essayé, sans insister, aux techniques d'écriture sérielles : je n'ai malheureusement pas trouvé d'enregistrement de Canzoni for Prisoners, une suite en cinq mouvements, pour orchestre. C'est d'autant plus frustrant que le musicien a peu écrit pour grand orchestre. Tout ce que vous trouverez mais ne le manquez pas, c'est un CD regroupant trois oeuvres concertantes (pour flûte, pour harpe et pour violon). Son of Heldenleben est une oeuvre nettement expérimentale et à ce titre, elle vous posera davantage de problèmes.
La musique vocale est bien présente dans le catalogue de Schafer : Rain, Epitaph for Moonlight, Magic Songs ou Snowforms vous donneront peut-être l'envie de partir à la recherche des enregistrements en plusieurs volumes que Le Choeur de chambre de Vancouver leur a consacrés. Je vous préviens ils ne sont pas faciles à trouver.
Un très beau CD, publié par le label canadien CBC, propose Garden of the Earth (Ne manquez pas le superbe Adieu à Robert Schumann, plage 8). Plus anecdotique mais amusant, ce Bestiaire médiéval (La Licorne , la Panthère , la Hyène , ...) devrait faire le bonheur de toute chorale à la recherche d'un répertoire différent.
Cependant le corpus le plus important de l'oeuvre de Schafer demeure l'ensemble des Quatuors à cordes (12 à ce jour) qui intègrent la modernité dans une langue constamment intelligible. Commencez par admirer la performance (en anglais comme en français !) du Quatuor SLSQ, ici dans le deuxième mouvement du Quatuor n°3 !
Voici encore des extraits des Quatuors n°10 et n°12, qui devraient, en principe, vous donner l'envie de découvrir les enregistrements intégraux du Quatuor Molinari pour le label ATMA, deux albums indispensables (autres extraits sonores disponibles, à cette adresse, servez-vous). Dans la même mouvance, il existe encore un Quintette et un Trio à clavier (à la même adresse, un beau Duo pour violon & piano, en trois mouvements, plages 12 à 14). On regrette que cette liste ne soit pas plus longue mais hélas le musicien Schafer n'a pas déployé le même zèle à diffuser sa musique que le comportementaliste ne l'a fait pour ses idées.
Graphiste de talent, Schafer a (an)noté certaines partitions avec imagination. J'ignore comment les interprètes s'y retrouvent plus sûrement qu'avec des portées normales mais admettons qu'ils y puisent une source d'inspiration personnelle.
Au terme de ses réflexions sur une saine gestion de l'environnement sonore, Schafer est parvenu à cette conclusion que les citoyens ne doivent pas se contenter d'attendre passivement qu'une législation de plus en plus sévère limite les nuisances sonores; ils ont aussi une responsabilité active à assumer, de nature à améliorer leur paysage auditif.
Soucieux d'intégrer sa propre création à ses idées, il réfléchit à la possibilité de conjuguer une éducation musicale de masse, basée sur une plus grande participation du public. Il en est résulté plusieurs projets ambitieux, Apocalypsis (dont fait partie le Credo sus-mentionné) ou Vox Naturae, déployant spatialement un très grand nombre d'exécutants dans des lieux forcément non conventionnels. L'oeuvre majeure du genre est le cycle Patria.
C'est vers les années 1980 que Schafer a entamé ce cycle de 12 œuvres musico-dramatiques qui allaient l'occuper sans discontinuer. C'est un vaste ensemble qui ambitionne de marier tous les arts mais aussi les gestes au sens moyenâgeux du terme. Il a ambitionné de (re)créer une mythologie des temps modernes, n'évitant pas toujours des procédés naïfs voire franchement "kitsch" (processions, rituels initiatiques, tintements de gongs, diffusions de parfums, ...).
Schafer rêvait d'une Tétralogie canadienne (mais la saga Licht "Les 7 jours de la Semaine" de Stockhausen pourrait aussi bien servir de repère) transformant la forêt d'Haliburton (Ontario) en Bayreuth sauvage. Le projet vit effectivement le jour avec l'accord et le support du conservateur des domaines, Peter Schleifenbaum, et un budget de 300000 $ quand même !
Le cycle Patria n'est évidemment pas destiné à être représenté chaque année dans son intégralité, d'ailleurs sa conception a requis plusieurs décennies. Le projet s'étalant dans le temps comme dans l'espace, on le fractionne et on enregistre quelques épisodes significatifs à chaque occasion. Il n'est pas rare que les microphones soient dispersés dans l'espace naturel sans que les ingénieurs du son (et le compositeur qui supervise !) puissent prédire le résultat des prises. Ce n'est qu'a posteriori que le témoignage peut être synchronisé dans sa globalité. Je vous ai déniché un CD qui propose quelques fragments réussis : son titre, Opening day, est trompeur dans la mesure où il ne concerne pas fidèlement la première des "journées", ordonnées comme suit :
Prologue : Princess of the Stars évoque les beautés naturelles des paysages canadiens
Epilogue : And Wolf Shall Inherit the Moon (The Wolf project) retourne au point de départ, se prolongeant pendant une semaine (!) à l'écart d'une forêt sauvage et tentant de recréer un monde nouveau.
Schafer a beaucoup écrit : ses scenarios, ses livrets, ses essais sur l'acoustique physiologique mais aussi sur la musique (dont une étude sur ETA Hofmann). Il a parsemé ses écrits de réflexions où la poésie le dispute à la pertinence, je traduis et j'adapte mais je pense que l'esprit y est : "Il n'y a pas de frontière tranchée entre l'artiste et son public, nous sommes tous (re)créateurs et (ré)interprètes singuliers des oeuvres que nous écoutons, c'est la transition obligée par le cerveau qui veut cela. ... Il n'existe pas de lieu privilégié pour l'exercice d'un art. Lorsque quelques musiciens s'enfoncent discrètement dans une nature isolée en y jouant du trombone (Departure ), il arrive que des loups ou des oiseaux répondent : (dés)approuvent-ils, nul ne sait, mais le fait est que si les musiciens se font trop présents, alors ils fuient et cette fois, on ne les entend plus. N'est-ce pas l'indice que d'une façon ou d'une autre la musique les affecte et qu'ils ont besoin, comme nous, d'un espace de tranquillité pour l'apprécier ?"