Jean-Philippe Rameau (1683-1764) nous a quittés il y a 250 ans. Cela vaut bien un hommage car Rameau, ce n'est pas rien, sans doute l'un des plus grands musiciens de tous les temps ! Alors, quand j'ai réalisé qu'on avait tenté de l'assassiner et que le forfait avait été fomenté depuis l'Angleterre, plus précisément à Glyndebourne, mon sang n'a fait qu'un tour ! Ce billet est bel et bien issu d'un accès de mauvaise humeur.
Rien n'annonçait cette trahison : de tous temps, les anglais se sont montrés aimables et même serviables à l'endroit de la musique française. Ils ont presque fait plus pour elle que tous les musiciens français réunis, c'est tout dire. Quelle mouche a bien pu les piquer d'autoriser qu'une de leurs scènes les plus renommées se rende complice de pareille forfaiture ?
La chaîne ARTE a cru bien faire en retransmettant Hyppolite et Aricie, le premier grand opéra de Rameau, tel que produit à Glyndebourne, en juillet 2014, sous la direction de William Christie et avec la mise en scène (je devrais dire en bière) de Jonathan Kent. Il y a longtemps que les amateurs d'opéra se plaignent des extravagances des metteurs en scène mais ici, il semble qu'on ait touché le fond. Le corps du délit a été un temps intégralement présent sur la toile mais il a disparu et c'est peut-être mieux ainsi : avait-on jamais vu plus ridicule que des décors évoquant les rayonnages d'une épicerie, garnis de boîtes de cassoulet (à partir de 4:40 si vous arrivez à vous procurez le DVD) ou - et je m'arrête là - des pas dansés par des matelots lourdingues (à partir de 1:41:45), autant d'insultes à la légèreté ramiste ?
Le plus grave de l'affaire fut que, par une sorte de contagion funeste, l'interprétation proprement musicale en a souffert, les musiciens peinant à adhérer à un projet qui dépassait l'entendement. William Christie, qui a tant fait pour cette musique, n'a pas réussi à sauver les meubles, mal servi par un Orchestre des Lumières contaminé par la lourdeur ambiante. Le magazine Diapason n'a pas été tendre avec cette production grotesque, n'épargnant à moitié que des chanteurs concentrés sur leur rôle autant que faire se pouvait.
La danse est essentielle chez Rameau, aux origines souvent populaires, loures, musettes, sarabandes, passe-pieds, rigaudons, tambourins, menuets en rondeaux, gavottes, bourrées, contredanses, ... . Elles ont régulièrement été rassemblées dans des suites instrumentales dont la plus aboutie est sans doute celle extraite de l'opéra Dardanus. Les pas, codifiés en leur temps, sont sans doute dépassés aujourd'hui car la mode affecte la danse bien plus que la musique mais était-ce une raison pour les adapter aussi grossièrement ? A la question - comment les danser aujourd'hui ? - voici quelques éléments de réponses apportées par quelques chorégraphes mieux inspirés, ... qui passeront sans doute de mode à leur tour :
Allons, messieurs les anglais, c'est bon pour cette fois : vous avez tant fait pour Rameau (la France et la musique) qu'on vous pardonne mais par pitié, surveillez vos metteurs en scène, au besoin rendez à la Tour de Londres sa fonction première.
Afin que ce billet ne fasse pas que grogner, voici quelques informations biographiques choisies, relatives à notre grand musicien (Consultez au passage l'excellent documentaire diffusé en son temps sur ARTE).
En 1726, à 43 ans, Rameau quitta le célibat, épousant Marie-Louise Mangot qui n'en avait que 19. Elle n'a jamais rien su de la vie antérieure de son mari et aujourd'hui nous n'en savons toujours guère plus qu'elle. Tout au plus sommes-nous sûrs qu'il a voyagé en France, tenant la partie d'orgue dans quelques églises du Royaume (Paris, Montpellier, Dijon, Lyon et Clermont-Ferrand) sans jamais publier la moindre note pour l'instrument. Nous ne possédons de cette période que les 3 illustres Recueils pour le clavecin (ensorcelante Céline Frisch dans ce Prélude de la Première Suite, et quel clavecin !), quelques anodines Cantates (Pour la St Louis) et de nettement plus substantiels Motets (In Convertendo & Deus Noster Refugium).
Sa carrière à l'opéra n'a débuté que 7 ans plus tard, à un âge où la plupart de ses collègues, privés d'inspiration, raccrochaient. Ce retard eut une conséquence funeste : aucun librettiste en vue ne prit au sérieux ce compositeur sorti de nulle part d'où il dut se résoudre à greffer sa musique géniale sur des livrets indigents (mais à vrai dire pas pire que beaucoup d'autres ...). Même ceux que Voltaire, dont ce n'était pas le métier, lui écrivit ne relevèrent pas le niveau (La Princesse de Navarre et Le Temple de la Gloire). Et si Platée sortit du lot, ce fut davantage la conséquence du choix de l'argument, dû à Jacques Autreau (Junon jalouse, cf supra), qu'au livret proprement dit, d'Adrien-Joseph Le Valois d'Orville.
Le succès remporté par Rameau à la scène, que ce soit dans la grande tragédie lyrique (Dardanus !) ou dans l'Acte de ballet (Les Indes galantes !), l'autorisa à cotoyer les grands de ce monde, en particulier d'Alembert et Diderot. D'Alembert avait cru bon de confier les articles sur la musique à paraître dans l'Encyclopédie à Jean-Jacques Rousseau qui n'y connaissait pas grand-chose. Théoricien incontestable, Rameau n'en pensait aucun bien et les rapports entre les deux hommes ne furent jamais bons. Ils s'envenimèrent même carrément lors de la célèbre Querelle des Bouffons (1752), Rousseau dirigeant le clan de la Reine (Marie Leszczynska) qui soutenait la musique italienne tandis que Rameau défendait le clan du Roi (Louis XV pour les distraits) au bénéfice de l'art français. Pour virulente qu'elle fut, la querelle s'éteignit rapidement sur décret du Roi, qui renvoya les italiens en Italie et Rousseau à la philosophie.
Le ver était cependant dans la pomme et, dans un univers en pleine mutation à tous égards, il ne se trouva bientôt plus que Rameau pour écrire des oeuvres merveilleusement anachroniques dont la dernière, Les Boréades, publiée alors qu'il avait 80 ans !
Entre-temps, l'homme Rameau, toujours aussi intransigeant avait fini par indisposer tout le monde, à commencer par d'Alembert, par sa manie de vouloir justifier ses théories musicales auprès de ses détracteurs en invoquant des arguments mathématiques jugés hors de propos (rappelons que d'Alembert était mathématicien).
Cependant le Traité d'Harmonie de Rameau conserve aujourd'hui toute sa valeur :
Pour la petite histoire, Rameau eut 4 enfants musiciens de Marie-Louise, dont on ne parle plus guère. De par son frère organiste, Claude, il eut un neveu, Jean-François Rameau, également musicien, dont on parle encore indirectement, par la grâce d'un écrit satyrique de Diderot, Le Neveu de Rameau. Il met en scène l'auteur (Moi) et le neveu (Lui) dans un de ces dialogues dont le Siècle des Lumières était friand, ici le combat du cynisme (Lui !) contre la morale (Moi !). L'oeuvre est encore régulièrement adaptée pour le théâtre mais personne ne peut expliquer pourquoi le neveu de Rameau quand celui de Voltaire, si toutefois il en eut un, aurait aussi bien pu faire l'affaire. Peut-être Diderot cherchait-il à égratigner l'oncle Rameau sans l'affronter directement tout en se réservant, au bilan, de ne dialoguer qu'avec lui-même.