Joseph Joachim Raff (1822-1882) est né en Suisse, d'une mère suisse et d'un père allemand ayant fui l'Allemagne pour éviter la conscription dans les armées napoléoniennes. L'Allemagne l'a un temps revendiqué comme un des siens, arguant que sa carrière s'était déroulée en Allemagne mais très vite après son décès, il ne s'est plus trouvé grand monde pour se souvenir de lui : cet artiste est de fait passé, sans transition, du vedettariat à l'anonymat musical. Au bilan, il aura fallu attendre les dernières décennies pour que les studios d'enregistrements se penchent enfin sur l'oeuvre considérable de ce musicien.
Issu d'un milieu modeste, Raff a gravi un à un les échelons de la renommée. Encouragé à ses débuts par Félix Mendelssohn (1809-1847), celui-ci disparut avant d'avoir pu l'aider de façon durable. Raff frappa, dès lors, à la porte d'en face, celle de Franz Liszt (1811-1886), leader du courant progressiste allemand. Le maître, connu pour sa générosité, ne faillit pas à sa réputation et il aida Raff financièrement à plusieurs reprises, l'engageant, en particulier, comme secrétaire particulier alors qu'il venait lui-même d'être nommé Kapellmeister à Weimar.
Les 7 années passées dans l'ombre de Liszt favorisèrent l'introduction de Raff dans le monde musical fermé de l'époque. Elles ne lui furent cependant pas toujours agréables à vivre, tiraillé qu'il fut entre un sentiment de reconnaissance et une dépendance de plus en plus pesante. Loin de traiter son protégé, sinon d'égal à égal du moins comme un collaborateur prometteur, Liszt se servit copieusement de Raff, au mieux comme orchestrateur (en particulier de ses propres poèmes symphoniques), au pire comme simple copiste. Lassé de cette servitude et désireux d'épanouir sa personnalité musicale, Raff quitta Weimar en 1856, pour voler de ses propres ailes.
Le sort lui sourit enfin lorsque sa 1ère Symphonie remporta, en 1863, le premier prix du concours de composition organisé par la Gesellschaft der Musikfreunde à Vienne. Sa carrière s'en trouva lancée : le grand chef, Hans von Bulow, programma bientôt sa musique symphonique, n'hésitant pas à la comparer à celles de Peter Tchaïkovski (1840-1893), Johannes Brahms (1833-1897), Josef Rheinberger (1839-1901) - un autre oublié qui aura son tour dans cette rubrique - et Camille Saint-Saëns (1835-1921) ! On peut se demander dans quelle mesure une telle exagération - car c'en était une - n'a pas agacé plus d'un collègue envieux, d'autant que, couronnement de toute une carrière, c'est Raff qui obtint, en 1877, le poste convoité de Directeur du Conservatoire de Francfort, coiffant sur le poteau Rheinberger et Brahms en personne !
Le catalogue des œuvres de Raff est épais, 216 opus (sans compter 74 pièces non numérotées et quantité de transcriptions); trop épais même, au goût de ceux qui pensent, avec quelques raisons, que le compositeur aurait pu faire preuve de davantage d'esprit critique. En faisant le tri, on y trouve cependant beaucoup de bonne musique.
Un site web très complet, tenu à jour par des "fans" posthumes, rassemble une documentation impressionnante sur la vie et l'oeuvre de Raff. Fait rare, 7 heures (!) d'extraits musicaux vous y attendent, au son parfois incertain, il est vrai, compression oblige. Ils nous serviront néanmoins de référence pour la suite.
Le catalogue des oeuvres symphoniques couvre tous les genres : 11 Symphonies (plus une symphonie de jeunesse sans numéro d'opus et jamais enregistrée), 9 Concertos, 4 Suites pour orchestre et quantité de pièces isolées. Les symphonies ont été gravées dans de bonnes conditions, chez Tudor, par le Bamberger Symphoniker, dirigé par Hans Stadlmair.
Raff a pensé qu'en donnant des titres évocateurs à ses oeuvres, elles rejoindraient automatiquement le courant moderniste lisztien de la musique à programme :
An das Vaterland (n°1), Im Walde (n°3), In den Alpen (n°7), Frühlingsklänge (n°8), Im Sommer (n°9), Zur Herbstzeit (n°10) & Der Winter (n°11) (Vous noterez, au passage, que le cycle se termine par ses "4 saisons").
Le procédé était naïf : les symphonies de Raff, débarrassées de leur sous-titre, ne se démarquent en rien de celles écrites dans la mouvance du courant classique mendelssohnien. Cette remarque n'est nullement le constat d'une tare ou d'un échec et le fait est que les symphonies de Raff regorgent de trouvailles dignes d'intérêt. Elle explique simplement les critiques adressées à Raff de n'avoir pas choisi son camp, entre Mendelssohn et Liszt.
La prospection des 11 Symphonies peut se faire dans un ordre quelconque tant il est vrai que ces œuvres sont largement interchangeables, un défaut justifié celui-là. Ecoutez, par exemple, les extraits proposés de la 3ème, de la 8ème, de la 10ème ou de la 11ème.
Aujourd'hui, il ne se trouve plus aucun chef pour programmer les symphonies de Raff en concert, Toscanini fut sans doute le dernier à les diriger. Dès lors, seuls les enregistrements réalisés en studio peuvent nous renseigner sur la valeur de cette musique, une preuve, s'il en fallait, de l'utilité d'une industrie discographique bien gérée.
Bien que cette activité soit accessoire, de nos jours, il vaut la peine de mentionner que Raff fut un précurseur dans le domaine de l'orchestration de pièces de musique ancienne, singulièrement d'oeuvres de Bach. Cette pratique, que d'aucuns pourraient trouver futile voire vaguement iconoclaste, se justifiait pleinement à cette époque où la vie musicale se nourrissait essentiellement d'oeuvres contemporaines (les choses ont bien changé !) : le moyen le plus commode de faire entendre les œuvres d'un passé déjà lointain, c'était de les arranger. Voici le début de la célèbre Chaconne BWV 1004, orchestrée par Raff. Raff a fait beaucoup d'autres arrangements, pour le piano cette fois, par exemple des Suites pour violoncelle seul de Bach, n'hésitant pas à leur ajouter des contre-chants de son invention !
La musique de chambre de Raff vaut surtout par ses Quatuors à cordes, au nombre de 8 (plus un quatuor de jeunesse sans numéro d'opus). Commencez par le Premier Quatuor, sans doute le plus intéressant de l'ensemble.
Sa dernière partition majeure, un Oratorio monumental intitulé "Welt-Ende, Gericht, Neue Welt", devait être le couronnement de son oeuvre et de fait elle l'a été : c'est un beau mélange de genres et l'enregistrement de Gregor Meier est impressionnant !
Au terme de cet inventaire, une question demeure : pourquoi l'histoire a-t-elle sanctionné aussi durement un musicien tant honoré de son vivant ? D'aucuns pensent que l'œuvre du compositeur souffre de régression stylistique, ayant ramé à contre-courant de l'évolution naturelle vers la modernité. D'autres déplorent un lot trop important de déchets. Enfin, on ne peut exclure un zeste de mauvaise foi de la part de collègues envieux d'une réussite qu'ils jugeaient insolente. Lorsque Raff décéda, tout le monde se souvint de son caractère volontiers arrogant et il ne se trouva plus grand monde pour prendre la défense de sa musique. Phénomène fréquent, l'artiste, surévalué de son vivant, payait un excès de l'histoire par un autre excès.