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Coincés entre l'Espagne et l'Océan Atlantique, les portugais eurent comme ressource principale de s'aventurer en mer, colonisant - dès 1400 ! - des territoires disséminés aux quatre coins du monde, dans 49 états souverains actuels ! Si certains furent de dimensions modestes (Macao, simple comptoir aujourd'hui rétrocédé à la Chine, Cap Vert, Guinée Bissau, ...), d'autres furent immenses, beaucoup plus étendus que leur métropole (Brésil 92 fois, Angola 13 fois et Mozambique 9 fois). Vous seriez en droit de penser que ces marins-explorateurs-commerçants (hélas aussi actifs négriers, qui se ressaisirent en abolissant l'esclavage parmi les premiers, en 1761, en France il a fallu attendre 1848 !) n'eurent guère le temps de se préoccuper de faire de la musique. Le moment est venu de vous détromper même s'il est vrai que les débuts furent laborieux, d'où une chronique finalement plus courte que d'ordinaire.
La (première) Renaissance portugaise fut bien pâle en comparaison avec celle qu'a connue l'Espagne voisine. La faute en incombe certainement à une musique populaire repliée sur elle-même alors que les espagnols profitaient à fond des échanges judeo-arabo-andalous. Cette spécificité portugaise a laissé des traces perceptibles de nos jours : tant le Fado (incarné par Amalia Rodrigues) que la Saudade (Cesária Évora) demeurent difficilement exportables hors des frontières du pays de l'Intranquillité de Fernando Pessoa. Mais ce n'est pas tout : les recommandations du Concile de Trente (1545-1563) firent des ravages dans ce pays ultra catholique, prônant une musique d'église stéréotypée, au caractère uniformément angélique. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer l'oeuvre relativement hardie de Pedro de Escobar (1465-1535) (Requiem, Sanctus), sans doute le musicien le plus intéressant de son temps, à la production postconciliaire de :
Manuel Mendes (1547-1605) (Asperges me), Duarte Lobo (1565-1646) (Requiem à 6), Gaspar Fernandes (1566-1629) (Jesós de mi goraçón), Manuel Cardoso (1566 -1650) (Magnificat), Filipe de Magalhães (1571-1652) (Missa O Soberana Luz) ou João Lourenço Rebelo (1610-1661) (Lauda Jerusalem). Au plan instrumental, le bilan est encore plus catastrophique, seul l'orgue se faisant entendre, en particulier grâce à la plume de Manuel Rodrigues Coelho (1555-1635) (Tiento do 1 tom por De La Sol Re).
Autre conséquence, la musique profane est demeurée largement absente. Gaspar Fernandes (1566-1629) (Tleycantimo Choquiliya) n'est même pas une exception recevable, lui qui a émigré au Mexique où il fut musicien de chapelle des cathédrales d'Oaxaca, de Puebla et d'Antigua Guatemala : il y a clairement expérimenté les métissages qui ont tant manqué à ses compatriotes restés au pays.
La musique portugaise n'a véritablement pris son (encore timide) essor qu'à la fin de l'époque baroque. Ont incarné ce renouveau :
Une bonne génération plus tard, on fait la connaissance d'un excellent musicien, Marcos Portugal (1762-1830) (Missa Grande et le très berliozien Requiem pour la Reine Maria 1 du Portugal, à ne manquer sous aucun prétexte). Son opéra rossinien L'Oro non Compra Amore (1804) a fait l'objet d'une édition récente dont je ne peux reproduire que la présentation due à l'opéra de Rio, merci l'ex-colonie. Vous aurez plus de chance avec le très mozartien O Basculho da Chaminé (1794).
Moins brillant, João Domingos Bomtempo (1775-1842) a écrit une musique décalée mais plaisante, illustrée par ces deux ravissantes symphonies sans prétention (n°1, n°2). Ecoutez encore le Te Deum et le Requiem à la mémoire du poète, Luís de Camões.
L'éveil des écoles nationales a heureusement frappé le Portugal qui a enfin connu une ère de prospérité musicale. A noter que plusieurs musiciens ont bénéficié d'un stage en France, le pays à la pointe du mouvement. Si l'oeuvre de José Vianna da Motta (1868-1948) (Ballade n°1, opus 16, pour piano) demeure sage, je suis nettement plus enthousiaste à l'écoute de celle de Francisco de Lacerda (1869-1934). Né aux Açores et ayant étudié chez Vincent d'Indy (cela s'entend), il a écrit une musique nostalgique et capiteuse à souhait (Almourol, Dans le Clair de Lune et Trovas (part 1 & part 2) pour soprano & orchestre).
Dans la même veine et avec un intérêt variable, écoutez ce qu'on écrit :
La génération suivante fut déjà moins heureuse : Cónego António Ferreira dos Santos (1936- ) (Requiem) et Joaquim Gonçalves dos Santos (1936-2008) (Concerto pour violon) ont nettement manqué le virage de la modernité et ceux qui l'ont tenté n'ont pas forcément convaincu, tels José Lopes e Silva (1937- ) (Sub-memoria pour guitare amplifiée) ou Cândido Lima (1939- ) (Oceanos, qui énervera les allergiques à l'informatique, fût-elle musicale (?)). Jorge Peixinho (1940-1995) a fait beaucoup mieux dans Simetricas II, Para Constança ou Fantaisie-Impromptu, mais, en fait, le seul musicien aventureux qui a incontestablement dépassé les frontières de son pays est Emmanuel Nunes (1941-2012) : disparu il y a peu, il a incarné l'avant-garde portugaise dans ce qu'elle a pu avoir de plus exigeant (Wandlungen, La Main noire).
Le Centro de Informação de Música Portuguesa entretient le projet ATRIUM, véritable base de données des compositeurs portugais recensés. De nature encyclopédique, il ne cherche pas à différencier les courants esthétiques ni à distinguer l'essentiel de l'accessoire, un reproche qui prend une ampleur particulière lorsqu'il aborde ce qu'il appelle la Seconde Renaissance de la musique portugaise, typiquement celle écrite par les musiciens nés après 1950. J'ai tenté de combler cette lacune en vous proposant quelques extraits musicaux choisis pour leur originalité, regroupés par catégories. Ils sont peut-être trop peu nombreux pour décrire à coup sûr l'état de la jeune musique portugaise mais ils le sont assez pour qu'on réalise l'effort d'un pays qui tente de combler ce qu'il a sans doute perçu comme un retard en Europe :
Je vous laisserai le soin de ranger quelques autres musiciens dans la bonne colonne, ni vraiment en pointe ni tout à fait rétro, un handicap peut-être : Alexandre Delgado (1965- ) (Tresvariações), Carlos Caires (1968- ) (Al Niente), Luís Cardoso (1972- ) (Interludio 1, Eli, Eli), Pedro Amaral (1972- ) (Spirales), Bruno Gabirro (1973- ) (Rebel), César de Oliveira (1977- ) (Tangente), Eduardo Raon (1978- ) (What we think ...), Gonçalo Gato (1979- ) (Derivação, Comendador, u m'eu quitei) et Miguel Teixeira (1987- ) (Ciclo para Coro).
La Fondation Gulbenkian de Lisbonne est célèbre dans le monde des arts. Elle n'a pourtant, à l'origine, rien de portugaise, étant l'oeuvre de l'industriel pétrolier arménien Calouste Gulbenkian (1869-195). Elle est cependant connue, dans le monde entier, pour son orchestre et son choeur, un temps dirigés par Michel Corboz qui en a élevé le niveau jusqu'à l'excellence (Dixit Dominus d'Antonio Vivaldi, pas très baroqueux, j'en conviens (on est en 1977), mais tellement inspiré. Si vous n'êtes pas convaincu, passez au Psaume 42 de Felix Mendelssohn).
Ceux qui cherchent des lieux de villégiature à vocation musicale seront heureux d'apprendre que les 6 orgues du palais royal de Mafra sont à nouveau en ordre de marche depuis 2010. Ce couvent-palais-basilique de 38 000 m2, comptant 1200 pièces (prévoyez une journée entière et un GPS), a mobilisé jusqu'à 50000 ouvriers, de 1717 à 1730, une époque où l'or brésilien coulait encore à flot à Lisbonne.
C'est dans les choeurs, principal et latéraux, de la basilique que vous découvrirez les six grandes orgues, identiques et disposées par paires. Restaurées par le facteur Dinarte Machado, elles ont à nouveau résonné (séparément et simultanément) le 15 mai 2010 lors d'un concert mémorable. Le répertoire pour six instruments n'étant pas très étendu, vous accorderez toute votre attention à la pièce initiale, l'exotique Symphonie pour la Basilique royale de Mafra d'Antonio Leal Moreira, peut-être pas un chef-d'oeuvre mais une prouesse quand même.