Il est heureusement révolu le temps où les interprètes français peinaient à rivaliser avec leurs collègues étrangers dans le domaine de la musique ancienne y compris celle faisant partie de leur patrimoine. De fait, les premiers Lully, Rameau, Leclair, etc, dignes de ces noms, ont longtemps été signés William Christie, John Eliott Gardiner, Sigiswald Kuyken, Gustav Leonhardt, Franz Brüggen, etc. En France, en 1953, date de la création, par Jean-François Paillard, de l'ensemble Jean-Marie Leclair (rebaptisé ultérieurement du nom de son fondateur), on alourdissait les partitions de Rameau en laissant traîner les notes, pire en lissant les trouvailles harmoniques de l'auteur (Rondeau extrait des Indes galantes, 1974). C'était dommage car les voix utilisées étaient belles, peut-être plus belles qu'elles ne le sont aujourd'hui, mais l'orchestre ne suivait pas. Or il n'y a pas plus raffiné que l'orchestre de Rameau, en particulier dans l'imbrication des bois et des cordes, et ce serait pécher que massacrer la sublime entrée de Polymnie ou encore le déconcertant prélude à l'acte V, deux extraits significatifs des Boréades.
La même année 1953 avait également enregistré l'acte de naissance du Concentus Musicus Wien de Nikolaus et Alice Harnoncourt, inaugurant une révolution restée fameuse dans l'interprétation du répertoire baroque. Reposant sur un retour aux "sources historiquement informées", elle a particulièrement veillé à dégraisser les voix et soigner les articulations sur instruments d'époque. En 1972, est paru le premier enregistrement de Castor et Pollux réputé se rapprocher de l'original pensé par Rameau. Les solistes principaux, Gérard Souzay et Zeger Vandersteene, y étaient également excellents quoique toujours moins "historiquement informés" que leurs collègues instrumentistes. Il restait à trouver un juste équilibre.
La révolution baroqueuse n'a prospéré, dans un premier temps, que dans les provinces du Nord (Flandres belges et Pays-Bas) et en Angleterre. Par contre, les musiciens français ont tardé à emboîter le pas et il a fallu attendre pour qu'ils fassent sonner dignement le rondeau des Indes Galantes : si La Grande Ecurie & la Chambre du Roy) de Jean-Claude Malgoire (Fondée en 1966) n'a pas toujours été très convaincante, la situation s'est nettement améliorée avec les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski (1982), les Talents lyriques de Christophe Rousset (1991) ou les Ambassadeurs d'Alexis Kossenko (2010), sans compter le Concert Spirituel d'Hervé Niquet (1987) ou la Simphonie (sic) du Marais d'Hugo Reyne (1987), dans des répertoires apparentés. Tous ont proposé des enregistrements enfin dignes de ceux produits hors de France par William Christie, Gustav Leonhardt ou Frans Brüggen. On peut désormais ajouter à cette liste les oeuvres de Rameau enregistrées par Raphaël Pichon, un jeune homme sachant apparemment tout faire, en tous cas à qui tout semble réussir. J'ai découvert son interprétation un peu par hasard, dans la bande sonore de l'excellent documentaire "Rameau, l'incompris magnifique", signé Olivier Simonnet et diffusé sur Arte en 2014 (Le compositeur était mort depuis 250 ans), puis rediffusé à l'occasion. Elle ne m'est jamais sortie de la tête au point d'avoir chassé toutes les autres.
A 35 ans, à peine, la carrière de Raphaël Pichon est déjà bien remplie. Surdoué et hyperactif mais à bon escient, il collectionne les projets aboutis à un rythme qui étonne. Les éléments biographiques qui suivent sont partiellement empruntés à un cycle d'entretiens qu'il a accordés à France Musique.
C'est sans arrière-pensée véritable que ses parents, musiciens amateurs mais peu pratiquants, lui ont fait donner ses premières leçons de violon et de piano, vers l'âge de 8 ans. Elles ne l'ont d'ailleurs guère enthousiasmé, en cause l'approche individuelle que ces instruments impliquent auprès de professeurs souvent perçus comme rébarbatifs par les enfants. L'étincelle musicale n'est venue que deux ans plus tard, lors de son admission à la Manécanterie de Versailles, alors dirigée par Jean-François Frémont. C'est là, pendant 10 ans, qu'il a goûté aux plaisirs du son collectif des voix superposées. C'est là aussi qu'il a découvert l'univers de Bach, se promettant d'y revenir un jour à la tête de son propre ensemble. Mais pour qu'un tel rêve se réalise, des études sérieuses s'imposaient, voix, orgue, clavecin, direction, tout un programme ! Il n'a pas gardé un bon souvenir de son passage au CNSM (Conservatoire national supérieur de musique de Paris) : il y a été recalé deux fois, s'entendant dire que la direction d'orchestre n'était pas pour lui (On lui a reproché, sans réel fondement, une conduite peu orthodoxe de la main gauche). Qu'une institution aussi prestigieuse ait été capable de se tromper à ce point dans ses prédictions est évidemment inquiétant, songeons aux élèves qui ont subi un sort comparable et qui ne s'en sont jamais remis. Raphaël Pichon ne s'est heureusement pas découragé, parachevant sa formation auprès d'autres maîtres mieux avisés : Geoffroy Jourdain l'a accueilli comme contre-ténor dans son ensemble vocal "Les Cris de Paris" et Pierre Cao dans ses "master classes" de direction d'orchestre.
Puisque le circuit traditionnel ne voulait pas de lui comme chef, il a tout simplement décidé de le court-circuiter. L'occasion s'est présentée, à Paris, en 2006, à la faveur du désistement d'un ensemble pour un concert Bach prévu de longue date : il s'est alors lancé le défi de rassembler (en deux semaines !) une poignée de jeunes instrumentistes et choristes inexpérimentés mais habités par l'ambition de réussir ce projet un peu fou. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le pari fut tenu dans les délais et le succès au rendez-vous ne s'est jamais démenti.
Cet ensemble, en gros 30 instrumentistes (sur instruments anciens) et autant de chanteurs, a été baptisé Pygmalion, en référence au mythe grec du sculpteur qui tombe amoureux de sa statue qui finit par prendre vie, "Comme la musique, sculptée en répétition, qui prend vie au concert". Pygmalion, c'est également un Acte de ballet de Rameau qui devrait logiquement figurer au répertoire de l'ensemble mais qui, curieusement, manque à l'appel (Il est vrai qu'il sera difficile de surpasser la Petite Bande dirigée par Leonhardt !).
En douze ans, à ce jour, le chemin parcouru par Pygmalion est considérable et on se demande comment cet ensemble a réussi à se professionnaliser aussi rapidement. En s'en tenant provisoirement au domaine de la musique ancienne disons antérieure à 1770, il travaille dans plusieurs directions :
Pichon voue un culte particulier à Bach depuis qu'il a découvert sa musique vers l'âge de dix ans à peine. Il est normal qu'il ait souhaité se mesurer, avec son ensemble, aux grands interprètes de cette oeuvre intemporelle, à commencer par les références, Gardiner et Herreweghe. Son enregistrement des Messes brèves (y compris la Missa 1773) date des années 2008-2011 et il n'est malheureusement pas encore parfait : on réentend aujourd'hui Pygmalion en concert dans le même répertoire et les progrès sont immenses, par exemple dans le Gloria de la Missa, pris dans un tempo d'enfer mais parfaitement contrôlé. Cela dit, il ne faudrait pas que Pygmalion oublie la défense du baroque français car c'est inévitablement là qu'il sonne le plus idiomatiquement juste : nous possédons déjà Dardanus et Castor et Pollux, à quand de dignes Boréades dont nous manquons si cruellement ?
Note. Les Boréades est l'ultime chef-d'oeuvre de Rameau (écrit alors qu'il avait 80 ans !), mis en répétition mais abandonné suite au décès de l'auteur, c'était la fin de l'ère baroque. L'oeuvre complète n'a été créée à la scène qu'en 1982, au Festival d'Aix en Provence, dirigée par John Eliot Gardiner (qui l'avait cependant testée en concert, à Londres, en 1975). Le document que nous devons aux archives de l'INA témoigne d'un point dont on ne mesure l'importance qu'avec le recul : si novatrice que puisse paraître une redécouverte, le choc éprouvé a généralement tendance à s'émousser avec le temps et l'accoutumance qui l'accompagne. De même, William Christie a remis le couvert à Paris en 2003 et pourtant cet enregistrement ne semble plus aussi définitif qu'on a pu le prétendre dans l'excitation du moment. Les Boréades appellent une relecture et Pygmalion est l'un des ensembles actuels les mieux préparés à cette tâche.
Jaillir de nulle part est une chose mais prospérer dans la durée en est une autre. Raphaël Pichon est un gestionnaire compétent qui passe beaucoup de temps à susciter l'intérêt de la sphère culturelle et des mécènes. Pygmalion est en résidence à l’Opéra national de Bordeaux. Il est aidé par la Direction régionale des affaires culturelles de Nouvelle-Aquitaine, la Ville de Bordeaux et la région Nouvelle-Aquitaine. Associé à l’Opéra-Comique (2017-2019), il reçoit aussi le soutien de la Fondation Bettencourt Schueller et de la Société Générale. Il est également en résidence à la Fondation Singer-Polignac. Pygmalion est également présent sur la chaîne TV Mezzo et vous pouvez y suivre à la trace ses progrès constants.
Il arrive que Pichon fasse des infidélités à son ensemble Pygmalion et, corollaire s'il veut garantir la sécurité d'emploi de ses musiciens, qu'il en délègue la direction à des chefs invités. C'est éventuellement l'occasion de dissocier l'orchestre du choeur qui peuvent dès lors se produire isolément dans des répertoires alternatifs. Un CD particulièrement réussi, paru chez Harmonia Mundi, nous fait entendre le choeur (de femmes) parfaitement à l'aise dans un récital intitulé, Rheinmädchen (Les Filles du Rhin), construit sur des pages souvent peu connues issues du romantisme allemand, fascinant !
Comme beaucoup de chefs issus du monde baroque (Harnoncourt, Gardiner, Norrington, ...), Pichon se sent prêt pour explorer des territoires de plus en plus éloignés de l'univers baroque. Ces incursions dans le monde classico-romantique, déjà très fréquenté, prennent sans complexe le risque de pâtir d'une concurrence importante. Si la Symphonie n°35 de Mozart ne semble guère indispensable, il en va pourtant autrement des airs de concert qui constituent un corpus beaucoup trop négligé du Maître de Salzbourg. L'Aria KV 418 nous offre en outre l'occasion de découvrir Madame Pichon.
A la ville comme à la scène, Raphaël Pichon est inséparable de Sabine Devieilhe, une soprano qui monte. Les voici réunis dans Mozart, lors d'un récital ressuscitant le Gala des soeurs Weber (Josepha, Aloysia, Constanze et Sophie); un CD existe. C'est pour Josepha que Mozart a créé le rôle de la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée et c'est pour Aloysia et Constanze qu'il a écrit plusieurs Airs de concert (Sophie n'a guère persévéré à chanter mais on lui doit des éléments biographiques de première main concernant les derniers instants de son illustre beau-frère). Mozart aurait voulu épouser Aloysia mais celle-ci s'étant déclarée peu intéressée, c'est Constanze qui est devenue Madame Mozart. Les quatre soeurs sont cousines du célèbre compositeur Carl Maria (von) Weber.