Deux musiciens singuliers ont défrayé la chronique pianistique à 50 ans de distance, avec des moyens différents mais un objectif commun : secouer le cocotier de la création musicale, sans égard pour les repères établis. Adulés par les uns et moqués par les autres, ils ont au moins réussi à forcer quelques portes que l'on croyait interdites d'accès :
L'un et l'autre occupent une place dans l'histoire de la musique moderne, davantage pour le rôle désacralisant qu'ils ont joué que pour la somme de musique écrite. Cela c'est ce qu'on dit, qu'en est-il vraiment ?
Erik Satie (1866-1925), de ses vrais prénoms, Eric Alfred Leslie (sa mère était anglaise), était un drôle de bonhomme, au Conservatoire comme à la ville. Ses années d'études (1879-1886) lui furent pénibles comme à ses professeurs qui le prirent au mieux pour un amateur, au pire pour un fumiste. Il jeta l'éponge à 20 ans, rejoignant le Chat noir, célèbre cabaret montmartrois fréquenté par des humoristes de la capitale française (Aristide Bruant, Alphonse Allais, ... ) mais aussi par des poètes (Charles Cros, Albert Samain, ... ). Là, au moins, il put faire apprécier ses talents d'accompagnateur de revue.
Il n'avait pas renoncé à écrire pour autant et c'est, de fait, de cette époque que datent ses trois pièces les plus célèbres, les Gymnopédies. En 1896, Claude Debussy, peiné de voir son ami dans la dèche, eut l'idée de lui donner un petit coup de pouce en orchestrant les pièces n°1 & n°3 (renumérotées dans l'ordre inverse). L'entreprise réussit puisque l'oeuvre fit rapidement plusieurs fois le tour du monde; par contre, la santé financière de l'intéressé ne s'en trouva guère améliorée.
Conscient du fossé qui séparait son artisanat de la science debussyste et las des critiques qui l'éreintaient, Satie décida - il avait 40 ans ! - de se remettre aux études, choisissant curieusement de fréquenter l'enseignement on ne peut plus traditionnel de Vincent d'Indy, à la Schola Cantorum. La technique qu'il y acquit lui fut de peu d'utilité, en tous cas elle ne modifia ni la qualité de sa production pianistique ni l'estime de ses pairs. Les seules compétences accrues qu'il en retira sont à trouver dans le domaine de l'orchestration de quelques ballets qui ont marqué les années 1920.
En 1916, il fut (re)découvert par Jean Cocteau qui l’entraîna dans la composition du ballet, Parade, avec décors et costumes de Picasso et chorégraphie des Ballets Russes, excusez du peu mais, au bilan, un beau scandale quand même. Il fut suivi de Mercure, avec Picasso, Relâche, avec Picabia et Entr’acte, pour un film de René Clair. Bien qu'aucune de ces entreprises n'ait été couronnée du succès populaire, ce fut le début de la reconnaissance de la part d'une nouvelle génération d'artistes avides de changements (Maurice Ravel, Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Tailleferre, Roger Desormière, Maxime Jacob et Henri Sauguet). Socrate, d’après les Dialogues de Platon, couronne son oeuvre symphonique de la plus belle façon.
Satie est mort dans un dénuement extrême que même ses rares amis proches n'ont jamais soupçonné. En inventoriant ses maigres biens, ils trouvèrent, entre autres choses, des tonnes de courriers sous son lit, la plupart jamais ouverts, 7 costumes identiques, en velours couleur moutarde, qu'il avait porté en alternance, d'un jour à l'autre pendant 7 ans, afin que leur usure fût aussi uniforme que possible, une collection de parapluies noirs, l'acte fondateur de l' "Eglise métropolitaine d’art de Jésus-Conducteur" dont il était le seul fidèle (C'est pour son culte, qu'il écrivit la Messe des Pauvres), la partition qu'il croyait perdue de son "mini-opéra" Geneviève de Brabant (Début, Fin), enfin les feuilles éparses des Mémoires d'un Amnésique, dont vous apprécierez, j'espère à leur juste valeur, les extraits choisis.
Revenant à la musique pour piano, on devrait théoriquement distinguer deux périodes créatrices dans la carrière de Satie :
Je n'ai pas cherché à les distinguer par l'exemple car, en ce qui concerne l'oeuvre pour clavier, aucune différence ne vous sauterait aux oreilles, preuve, s'il en fallait, que ses études tardives lui furent de peu d'utilité dans ce domaine précis.
Fumiste ou précurseur, dadaïste avant Dada, fantaisiste jusque dans les titres dont il affublait ses oeuvres (Gnossiennes, Morceaux en Forme de Poire, Sports & Divertissements, Danses gothiques, ... ), on lui doit le concept de musique d'ameublement qui existe encore aujourd'hui dans sa variante "ambiante". En dépit de sa radicale simplicité, il n'est pas si facile de faire sonner juste cette musique. On doit le modèle fondateur à Aldo Ciccolini mais la jeune génération française a pris le relais : Claire Chevalier, Anne Queffelec, Jean-Joël Barbier, Jean-Yves Thibaudet, Pascal Rogé, ... . Parmi les pianistes non français, si je suis réticent à la lenteur pesante de Reinbert de Leeuw dans Ogives, j'aime le toucher de Roland Pontinen dans la 3ème Gnossienne, pourtant à peine plus rapide (A condition que vous trouviez l'enregistrement !). Les intégrales françaises récentes tournent autour de 40 euros (5 ou 6 CD). Comptez les deux tiers pour l'intégrale Naxos, sous les doigts de Klara Kormendi et le tiers pour celle, un peu mièvre il est vrai, parue chez Brillant (Cristina Ariagno). Dans tous les cas, comparez avant d'acheter ! Note ajoutée : le problème posé par le choix d'une interprétation est à mon avis résolu depuis que Jeroen van Veen a enregistré, chez Brillant, son intégrale en 9 CD (Autant dire que les autres ne l'étaient pas tant que cela !) pour le prix dérisoire de 30 euros; rideau car elle est en tout point excellente (1ère Gnossienne).
Pour la petite histoire, ne quittez pas le personnage sans vous être assuré de connaître les paroles coquines collées sur cette valse complètement rétro, Je te veux; la diction de Jessye Norman devrait vous aider !
Vexations, une pièce destinée à être jouée 840 fois de suite (!), aurait demandé entre 10 et 20 heures, selon le tempo choisi. Le conditionnel cessa d'être de mise lorsque, de l'autre côté de l'Atlantique, un certain John Cage tenta l'aventure au cours d'un de ces "happenings" marathons dont les milieux branchés étaient friands à l'époque. Voilà un lien tout fait avec le sujet qui suit !
Ne confondez pas John Milton Cage Jr. (1912-1992) avec son père, John Milton Cage Sr., un inventeur extravagant peu préoccupé par l'utilité de ses brevets (On lui attribue notamment les plans d'un sous-marin diesel malheureusement traçable par l'ennemi suite à un rejet intempestif de bulles de gaz). Cependant, Cage Jr. a sans nul doute hérité des "dons" de son père, en particulier pour le détournement des instruments sonores qu'il a trafiqués de mille façons.
Le premier professeur de Cage fut Henry Cowell (1897-1965), un musicien remarquable qui fera l'objet d'une prochaine chronique. Celui-ci le confia pour deux ans (1933-35) à l'émigré, Arnold Schönberg (1874-1951), qui peinait à trouver un disciple américain digne de lui. Il ne fit pas payer cet élève désargenté sous la promesse qu'il se consacrerait sans relâche à la composition mais il déchanta rapidement car si Cage accepta le "deal", il devint vite clair, pour l'illustre viennois, que les talents compositionnels de son élève n'étaient pas à la hauteur de ses espérances. Tout au plus le considéra-t-il comme un inventeur-bricoleur imaginatif, un compliment qui dut raviver le souvenir paternel chez Cage.
L'invention majeure de Cage a consisté à trafiquer les cordes du piano par l'insertion d'objets divers (élastiques, cartons, gommes, écrous, ...), à des endroits stratégiques, dans le but évident de modifier la sonorité de l'instrument. L'idée n'était pourtant pas complètement originale car son maître Cowell explorait épisodiquement le sujet depuis plus de 20 ans (Aeolian Harp) ! Les Sonates & Interludes pour piano préparé (1946-48) comptent parmi les plus belles réussites de Cage. Le label Naxos les a enregistrées, avec d'autres oeuvres (4 CD primés : essayez la Sonate n° 6). Le pianiste allemand Philipp Vandré a signé une autre belle intégrale pour Mode Records mais si vous êtes fauché, sachez que les enregistrements réalisés par Giancarlo Simonacci,et parus chez Brillant, sont d'excellentes factures et nettement plus économiques. Peu de mélomanes déposeront ces enregistrements sur leur table de chevet et cependant, 20 ans après la disparition de leur auteur, ils demeurent d'actualité. A noter que l'usage que Cage fait du terme sonate est, au mieux, proche de son sens baroque et certainement pas romantique.
Steffen Schleiermacher, un pianiste toujours hors des sentiers battus, a enregistré une intégrale de l'oeuvre pour clavier, parue en 18 CD chez MDG : 49 euros pour ce monument unanimement acclamé par la critique lors de sa parution, c'est donné mais assurez-vous quand même que vous n'êtes pas allergique, je ne rembourse pas.
Les années 1940 comptèrent parmi les plus fructueuses dans la vie de l'artiste. Sa vie sentimentale fut, par contre, bousculée par une crise identitaire : le couple qu'il formait avec Xenia Andreyevna Kashevaroff était bien établi au sein du gratin new-yorkais, Max Ernst, Peggy Gugenheim, Piet Mondrian, André Breton, Jackson Pollock, Marcel Duchamp mais il se brisa lors de la rencontre avec le chorégraphe Merce Cunningham. Cage et Cunningham se plurent et ne se quittèrent plus, à la ville comme à la scène, l'un écrivant les musiques sur lesquelles l'autre dansait.
Parmi les oeuvres pleines de poésie datant de cette époque, écoutez : The Seasons (1947), In a Landscape (1948), un tube planant à une époque où la musique ne planait pas encore, l'aride mais fascinant Concerto pour piano préparé & orchestre (1951), l'oeuvre pour orgue (non préparé !), superbement enregistrée par Gary Verkade, enfin des mélodies dont la célèbre "The Wonderful Widow of Eighteen Springs" (1942, comparez la classique, Cathy Berberian, au punk, Joey Ramone). Voici enfin plus léger avec Fad and Fancies in the Academy (1940), un autre enregistrement Brillant, et convenez, qu'en cherchant bien, on finit par trouver son bonheur en Cage !
A la mort de Schönberg, en 1951, sans doute libéré d'une promesse qui commençait à peser, Cage se détourna complètement des musiques de son temps, cherchant l'inspiration du côté des cultures et philosophies orientales (Indouisme, Bouddhisme). I Ching un classique de la divination chinoise devint même son livre de chevet, dont il se servit pour orienter aléatoirement ses prises de décision compositionnelle comme dans, Music of Changes (1951), Music for Piano 1-84 (1952-56), Etudes australes (1975) et Etudes boréales (1978); nettement moins planant tout cela mais on s'y fait !
Note à l'usage des esprits curieux, indécis ou simplement superstitieux :
Le vénérable I Ching (ou Yi Jing, enfin 易经/易經), vieux de 3000 ans, fait partie des classiques de la sagesse chinoise. Au départ, il se présente comme une version antique du moderne arbre de décision binaire. Il reprend les 26 = 64 hexagrammes correspondant aux lancers aléatoires successifs de 6 pièces de monnaie. Codez chaque tirage "pile" par 1 et "face" par 0 et vous obtenez, en séquence, les 6 chiffres binaires d'un entier compris entre 0 et 63, ce qui vous renvoie vers un hexagramme de la table ci-contre. Auriez-vous une décision à prendre, la table sacrée vole à votre secours : l'hexagramme tiré au sort est nécessairement entouré d'autres hexagrammes dont la position relative et la signification intrinsèque règlent le destin de la situation qui vous préoccupe.
J'ai pleinement conscience de commettre un sacrilège en simplifiant à l'extrême les trésors de subtilités qui gouvernent l'interprétation des signes : si vous lisez effectivement le Livre des Mutations - enfin sa traduction ou plus simplement sa compilation - vous y passerez sans doute le reste de votre vie pour un bénéfice nullement garanti. L'immense (et sans doute unique !) intérêt de cette procédure est qu'en cas de malheur, vous ne vous en voudrez pas d'avoir pris la mauvaise décision.
Cage interrogeait régulièrement ce livre, ne lui posant, il est vrai, que des questions non vitales : quel mode dois-je utiliser, comment dois-je transposer à cet endroit, etc ... , pas de quoi se jeter dans le Mississipi si cela ne fonctionne pas !
Bien qu'il ait fait figure de pionnier dans le recours aux méthodes aléatoires de composition, les musiciens européens, Boulez, Stockhausen et Xenakis, critiquèrent sa démarche relevant plus de l'astrologie que de l'art de composer les sons. Ils rectifièrent le tir, chacun à leur manière et pour leur propre compte, sans que les résultats des nouvelles expériences surpassent en rien ceux obtenus par Cage.
On ne s'attardera pas sur l'explosion de la mode du "happening" dans les années 1960 : l'expérimentation hasardeuse de HPSCHD (1969) ne peut masquer l'indigence du produit fini. C'est à la même époque que Cage a défrayé la chronique avec 4' 33'', une (non)composition où le pianiste ne joue rien pendant la durée prescrite par le titre. Selon Cage, ce silence doit être mis à profit par l'assistance pour exercer son ouïe mentale à la (re)découverte des sons ambiants qu'il a pris l'habitude de soustraire à son attention. Dans son extra-musicalité, ce manifeste tente de redéfinir la position de l'art dans la société contemporaine, pressée d'évacuer l'expérience quotidienne. Meilleur dans ses aphorismes que dans cette musique, Cage affirmait non sans pertinence : "Il y a toujours quelque chose à voir ou à entendre : essayez de créer le silence, vous n'y arriverez pas" !
Quartets I-VIII (1976) et Thirteen pour ensemble (1992) sont heureusement là pour démentir une perte de créativité chez le compositeur : écoutez et laissez-vous envoûter !
On ignorera les tardifs 5 Europeras de chambre (I to V), caricatures voulues mais, au bilan, dépourvues d'intérêt de la grande tradition européenne (d'où leur titre générique).
Cage était parfaitement conscient que toutes les expériences ne sont pas destinées à réussir (quel scientifique prétendrait le contraire ?) mais il estimait que, même en échec, elles stimulent le milieu artistique, vite sclérosé par l'académisme du moment. Il restera dans les histoires de la musique comme celui qui a pourfendu bien des mythes, expérimentant tous azimuts dans l'espoir qu'il finisse par en sortir quelque chose de résolument neuf. Beaucoup de musiciens américains ont puisé une liberté nouvelle dans sa démarche même s'ils y ont davantage trouvé une attitude nouvelle qu'un art nouveau.
Cage, par ailleurs mycologue distingué, fut un artiste complet comme en témoigne l'aquarelle ci-contre. Isolé, il fréquentait peu ses collègues musiciens même lorsqu'il se rendait à un festival international. Conscient des différences auxquelles d'une manière ou d'une autre ses lacunes techniques l'avaient contraint, il ne cessait de répéter à qui voulait l'entendre : "Vous n'êtes nullement obligé d'accepter mon oeuvre comme étant de l'art, du moment que vous y entendez la réalité du monde sonore qui nous entoure : Happy new Ears !"