Faits divers

Quelques modèles d'orchestrations

Il ne faut pas confondre arrangement et orchestration.  L'arrangement est une pratique courante, éventuellement lucrative, dans le monde de la musique légère ou de film.  L'orchestration est un art autant qu'une compétence : celui de répartir les différentes voix aux instruments de l'orchestre et ce talent n'est pas également distribué à tous les musiciens. 

On dit des symphonies de Robert Schumann (1810-1856) qu'elles sont plutôt mal orchestrées (c'est possible mais cela n'a pas entravé leur succès) ... et des concertos de Frédéric Chopin (1810-1849) qu'ils ne sont pas orchestrés du tout (là, c'est certain), ce qui n'enlève rien à leur charme.    A l'opposé, Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Hector Berlioz (1803-1869), Ottorino Respighi (1879-1936), Maurice Ravel (1875-1937) et plus près de nous, John Coolidge Adams (1947- ), comptent parmi les experts reconnus en la matière.

Orchestrer une partition est un travail passablement ingrat qui prend beaucoup de temps : qu'on songe aux 48 portées des Gurre Lieder d'Arnold Schönberg (1874-1951), une œuvre qui s'étale sur 110 minutes !

On peut s'interroger sur les motivations qui poussent certains compositeurs à orchestrer l'œuvre d'un collègue.   Elles sont variées.

Rimski-Korsakov était professeur d'orchestration et un maître en la matière, toutes ses partitions d'orchestre en témoignent et il n'a pas écrit que Shéhérazade !   Il s'est, en particulier, beaucoup intéressé à l'œuvre d'un collègue, Modeste Moussorgski (1839-1881), génie instinctif absolu à qui il ne manquait qu'une assise technique.  A la (dé)charge de celui-ci, il faut préciser qu'il s'est égaré un temps - heureusement limité - dans l'armée du Tsar et un temps - malheureusement prolongé - dans l'alcool.

Moussorgski jeune
Moussorgski jeune
Moussorgski moins jeune
Moussorgski moins jeune

Par conscience (ou déformation ?) professionnelle ou encore par altruisme, Rimski-Korsakov s'est tout particulièrement attelé à la tâche gigantesque de réorchestrer "Boris Godounov", sans doute le plus grand opéra jamais écrit.  On a beaucoup critiqué cette initiative, prétextant qu'elle gommait l'âpreté de la partition primitive de Moussorgski.  C'est passablement injuste et si la mode actuelle est de tenir pour de parfaits béotiens ceux qui n'exigent pas l'une des deux versions originales de Moussorgski, je maintiens, pour ma part, que l'une des plus belles versions discographiques adopte cette révision (Enregistrement historique (1962), de bonne qualité sonore, dirigée par Alexander Melik-Pachaiev, entouré d'un plateau vocal de rêve comme il n'en existe plus guère : Nicolaï Petrov, Irina Arkhipova et des tas de petits rôles magistralement distribués, … ah le rôle de l'Innocent tenu par Anton Grigoriev !). 

Pour la petite histoire, Dimitri Schostakovitch (1906-1975) a, lui aussi, réorchestré Boris mais étrangement, personne ne s'en soucie : les scènes modernes et les studios d'enregistrements ignorent largement cette version.  

C'est encore Moussorgski qui a donné à Maurice Ravel, autre orfèvre en matière d'orchestration, l'occasion de réaliser le modèle du genre d'après les "Tableaux d'une Exposition" (l'original, pour piano, date de 1874 et l'orchestration de Ravel de 1922). 

Ne manquez sous aucun prétexte ce document en tous points remarquable : l'interprétation exemplaire de Karajan à la tête de sa Philharmonie de Berlin ! 

Vu le succès planétaire remporté par cette version des Tableaux, on conçoit qu'une orchestration réussie puisse se révéler rémunératrice pour son auteur, même en musique "classique" !

On sait moins que la même œuvre a également inspiré le grand chef, Léopold Stokowski (1882-1977).  Cette version de 1939, bien que moins rutilante (et rarement jouée), vaut pourtant un petit détour.   Les amoureux de l'œuvre étudieront, en particulier, les variantes par rapport à l'œuvre phare de Ravel.  Je vous ai proposé l'avant dernière section, juste avant de franchir la grande porte de Kiev.

Le même Stokowski a encore mis sa science de l'orchestre au service d'entreprises plus hasardeuses à première vue : orchestrations d'œuvres pour orgue de Bach (Fantaisie et Fugue), "Medley" sur des airs de Boris Godounov (encore lui !), arrangements de pages wagnériennes (!) jusqu'à l'élaboration (et la direction) de la partition musicale du "Fantasia" de Walt Disney sur des thèmes connus (Bach, Beethoven, Dukas, …). 

Certaines œuvres ont été orchestrées pour répondre à une commande circonstanciée comme la délicieuse Boîte à joujoux de Claude Debussy (1862-1918), habillée par son disciple André Caplet (1878-1925). Ce musicien serait bien oublié sans ce service rendu à son maître, disparu avant d'avoir pu effectuer le travail personnellement (CD 3, plages 1 à 6).

Ceci nous amène aux orchestrations d'œuvres laissées inachevées par la disparition prématurée de leur auteur.  Il s'agit, dans ce cas, du travail d'un compositeur, d'un musicologue ou d'un chef d'orchestre, tous tenus - par principe - de respecter les esquisses existantes, quant au fond, et à la manière d'écrire voire les tics d'écriture de l'auteur, quant à la forme. 

On songe à la 3ème symphonie d'Edward Elgar (1857-1933) orchestrée par Anthony Payne mais aussi à la panoplie des 10èmes Symphonies jamais achevées :

  • Trois mouvements esquissés de la 10ème de Franz Schubert ont été respectueusement orchestrés par divers musiciens : Peter Gülke, Brian Newbould et Pierre Bartholomée.  Ma préférence va cependant à la version moins sage de Luciano Berio (1925-2003), rebaptisée Rendering, afin qu'il soit clair que le compositeur italien a volontairement comblé les vides au prix d'initiatives stylistiques, personnelles certes mais jamais gratuites.
  • La genèse de la 10ème de Gustav Mahler (1860-1911) s'est trouvée compliquée par les déboires conjugaux du compositeur.  Ne parvenant plus à se concentrer, Mahler ne compléta dans les délais que deux mouvements sur les cinq projetés, laissant les trois autres à l'état d'esquisses.  Une maladie infectieuse contractée lors d'une tournée aux USA le condamna bientôt et le compositeur, rapatrié dans l'urgence à Vienne, manifesta le souhait que ses esquisses ne lui survivent pas mais ne fit rien non plus pour les brûler !

    Alma Mahler hésita longtemps avant de transgresser le souhait de son mari et de chercher un musicien qui accepterait de se frotter à la tâche.  Personne ne répondit à l'appel sauf le musicologue Deryck Cooke qui fit le travail, avec plus d'application que de génie, sans doute, mais au contentement tout de même des amoureux de la musique de Mahler, trop heureux de récupérer des miettes.
  • La 10ème de Beethoven (1770-1827) n'aura sans doute jamais cette chance.  Huit jours avant sa disparition, le compositeur a affirmé, dans une lettre à Ignaz Moscheles datée du 18 mars 1827, qu'il avait, dans ses tiroirs, la réduction pour piano d'une nouvelle symphonie.  Karl Holz, un ami de longue date, a certifié que le Maître lui avait joué, en privé, le premier mouvement au piano et a précisé que ce qui servait de partition était parfaitement illisible, sauf pour le compositeur.  Anton Schindler, son secrétaire particulier, a affirmé que Beethoven, sur son lit de mort, lui a réclamé son carnet d'esquisses.  Personne ne sait véritablement ce qu'il faut penser de ces affirmations : lors de l'établissement de la succession, seules des esquisses éparses ont été retrouvées mais point de cahier.  Qu'est-il devenu ?  On peine à croire qu'il ait pu être égaré, sinon à quoi servait le secrétaire ?  Quant à l'affirmation de Holz, elle est tout aussi déconcertante : on sait, par d'autres sources, qu'il y avait belle lurette que Beethoven ne touchait plus son piano, largement désaccordé suite aux mauvais traitements qu'il lui avait infligés en frappant dessus comme un sourd.  Quoi qu'il en soit, sauf le miracle d'un cahier d'esquisses resurgissant d'un grenier ou d'une bibliothèque, la postérité devra se contenter de quelques feuillets difficilement exploitables concernant le mouvement introductif et accessoirement, de quelques portées concernant un andante et un scherzo.  Toute parcelle chez Beethoven étant bonne à prendre, Barry Cooper s'est mis en tête de reconstituer ce fameux premier mouvement.  Un CD a immortalisé cette tentative pleine de risques.  Le résultat vaut ce qu'il vaut, aux antipodes sans doute de ce que Beethoven aurait écrit car avec lui, il y a généralement peu de rapports entre les esquisses et l'œuvre achevée.   Une curiosité cependant que les fans de Beethoven visiteront une fois dans leur vie de mélomane.

L'orchestration apparaît, dans certaines circonstances, comme un authentique exercice de style de la part d'un musicien voulant se faire la main ou appréciant une œuvre au point de vouloir l'entendre sonner à l'orchestre.  Un maître du genre fut l'inattendu Arnold Schönberg qui aimait tellement Brahms (et Bach) qu'il a adapté quelques-unes de ses plus belles pages de musiques de chambre, ici le Quatuor à clavier, opus 25

Brahms a également inspiré à Luciano Berio  l'orchestration de sa Sonate pour clarinette opus 120-1.  Incidemment, vous trouverez sur le même CD quelques curiosités, telle l'orchestration d'un tube de Luigi Boccherini (1743-1805) : la "Ritirata notturna di Madrid".

Un genre particulier mais toujours prisé concerne l'habillage orchestral de mélodies écrites primitivement pour la voix et le piano :

  • Berlioz n'a laissé à personne le soin de s'occuper de ses sublimes Nuits d'été (CD 2, plages 1 à 6).
  • Par contre, plusieurs musiciens : Reger, Berlioz, Liszt, … ,  se sont attelés à la tâche, apparemment impossible, d'orchestrer des lieder de Franz Schubert (1797-1828).  Tous s'y sont cassé les dents, rompant l'équilibre et le charme du dialogue avec le clavier schubertien !  Un CD de Anne Sofie von Otter et Thomas Quasthoff devrait vous permettre de vous faire une idée personnelle.

Quelques compositeurs ont rêvé de relever le statut de pièces considérées comme mineures, en les confiant à l'orchestre.  Ottorino Respighi (1879-1936), un autre magicien de l'orchestre, s'est distingué dans le genre en conférant un attrait irrésistible à des œuvres anciennes, parfois banales (Les oiseaux, Suites anciennes, …) ou en accommodant à sa sauce des œuvres nettement plus consistantes (Cinq Etudes-Tableaux de Serge Rachmaninov (1873-1943) .

La science de l'orchestre ne se perd heureusement pas.  John Adams (1947- ) s'est lui aussi révélé être un maître du genre.  Certes, il consacre l'essentiel de ses forces à ses propres orchestrations (Chairman Dances) mais il lui est arrivé d'orchestrer de courtes pièces de Charles Ives (1874-1954) ou des partitions plus ambitieuses, telle la "Gondole lugubre" de Franz Liszt (1811-1886), primitivement écrite pour le piano.

Ah ! J'allais oublier : juste retour des choses, les Gurre Lieder, d'Arnold Schönberg, ont été réduits pour piano, violoncelle et récitant par Martin von Hopffgarten et ça fonctionne plutôt bien !