NDLR : physinfo ouvre occasionnellement ses colonnes à tout musicien porteur d'un projet artistique et soucieux d'en favoriser la diffusion. L'artiste peut y faire entendre (des extraits de l'une de) ses oeuvres, les analyser et les commenter, sous sa responsabilité et dans le respect des règles en usage. Cette chronique présente la dernière production en date du pianiste et compositeur, Florent Nagel, intitulée "Livre pour Piano". L'auteur y précise ses intentions dans une interview informelle.
Florent Nagel (1979- ) est un pianiste, pédagogue et compositeur français. Il a étudié son instrument au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris avec Gérard Frémy et il s'est perfectionné auprès de Vladimir Soultanov et surtout d'André Dumortier, à Tournai (Belgique), l'occasion de revendiquer l'appartenance à une longue tradition européenne prenant ses racines dans l'enseignement de Franz Liszt. Il a également étudié la composition auprès de Marcel Bitsch et Claude Ballif.
Bien qu'il partage l'essentiel de son temps entre les récitals, un peu partout dans le monde, et les classes d'enseignement, il n'a jamais cessé de composer, d'abord à titre personnel puis, la maturité venant, à l'usage du plus grand nombre.
Son Conte musical pour petits et grands, d'après Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll (dans la traduction originelle d'Henri Bué), a connu un franc succès à la scène et, dans la foulée, un enregistrement est paru chez Azur. L'oeuvre écrite initialement pour narrateur et piano à 4 mains sera bientôt instrumentée, une commande du Capitole de Toulouse. On imagine qu'un enregistrement définitif suivra.
Dans l'attente, c'est un autre CD qui retient notre attention. "Livre pour Piano", c'est son titre, se compose de 25 pièces dédiées, isolément ou par groupe de deux, à une personnalité de la vie musicale plus ou moins proche de l'auteur. Leur construction et d'ailleurs leur sous-titre laissent deviner une intention pédagogique, par exemple dans la gestion des intervalles, en progression étalée de la seconde à la septième, ou dans l'illustration de formes académiques parfois anciennes (Canon, Prélude & Fugue, Ostinato). Le danger d'une entreprise de ce genre est bien connu : il s'agit de ne pas tomber dans le piège du didactisme scolaire. Florent Nagel évite magistralement cet écueil, transcendant l'évocation des formes anciennes et maintenant l'intérêt du projet de bout en bout. Les pièces du cycle complet sont détaillées ci-après; qu'on les écoute isolément ou en boucle, elles tiennent parfaitement la route ne générant aucune lassitude. Evidemment, physinfo a noté ses coups de coeur comme vous noterez, je l'espère, les vôtres. Nous les comparerons à ceux de l'auteur si tant est que l'on puisse demander à un père lequel de ses enfants il préfère.
Le Livre pour Piano propose 25 pièces contrastées de durées variables, entre 01:00 et 05:40. Chacune porte un sous-titre qui évoque le principe théorique ou technique qu'elle entend éventuellement illustrer. Bien que l'auteur affirme avoir apposé ces titres a posteriori, on ne peut s'empêcher de penser qu'ils ont, au moins inconsciemment, participé à l'inspiration et la construction du cycle complet. Voici la succession des pièces commentées brièvement et subjectivement :
Florent Nagel, vous avez étudié la composition auprès de Marcel Bitsch (Concertino pour basson & orchestre) et Claude Ballif (Quatuor n°3), deux créateurs aux esthétiques assez différentes. Qu'avez-vous retenu de leurs enseignements, les avez-vous trouvés contradictoires ou complémentaires ?
F. N. Tout d'abord, la composition ne s'étudie pas forcément à proprement parler. Je pense que l'on est toujours autodidacte lorsque l'on commence à écrire. En côtoyant et en se forgeant auprès des maîtres classiques, j'ai été rapidement attiré vers les compositeurs de la première moitié du XXème siècle et par nos contemporains. En pratiquant beaucoup mon instrument, la nécessité de composer est venue naturellement. J'ai eu la chance de rencontrer ensuite Marcel Bitsch et Claude Ballif, chez qui j'ai immédiatement remarqué que l'analyse des œuvres était un excellent moyen d'acquérir une solide compréhension du passé : savoir comment les compositeurs ont façonné leur propre langage. C'est surtout à ce niveau que tous les deux se rejoignaient parfaitement, bien au-delà de leurs divergences d'esthétiques.
En quoi des échanges informels ultérieurs, notamment avec Nicolas Bacri (Quatuor n°5), un compositeur encore très différent, ont-ils influencé votre propre style ?
F. N. N'ayant jamais pris en considération les cours de Fugue au conservatoire, c'est suite à mes échanges avec Nicolas Bacri que je suis revenu au contrepoint. Mais on n'influence pas vraiment un langage, car il est lié au fonctionnement d'une personne. Nous avons d'ailleurs, tout un chacun, notre propre langage. On ne peut qu'aider l'autre pour qu'il s'impose ses propres exigences afin que dans l'écriture, le style se déploie. Car on ne choisit pas un style, comme on ne choisit pas sa langue : on apprend à mieux parler. Sachons donc mieux tailler nos outils.
De tous temps on s'est posé cette question : "Que peut-on encore écrire après Mozart, Beethoven, ..., Schönberg ?". Et chaque fois, la réponse est venue d'une fuite en avant, vers ce que nous appelons la modernité. Sauf que maintenant et pour la première fois dans le cas de Schönberg, on s'est trouvé dans une impasse, obligé de revenir en arrière. Comment un compositeur actuel gère-t-il cela, vous en particulier ?
F. N. A mon avis, c'est surtout depuis que l'Art a été relayé exclusivement au rang d'objet culturel que les problèmes ont commencé. Ayant perdu son côté fonctionnel, la Musique s'est ainsi progressivement détachée de la société pour entrer au Musée et on a peu à peu transformé l'auditeur en consommateur. Vous soulevez toutefois deux points essentiels : l'Immanence et la Modernité. Il nous est tous possible d'être nous-mêmes, à l'instar de Mozart ou Bach, parce que la perfection existe. La question de la modernité est liée au fait que l'on nous fait croire en permanence que plus c'est nouveau, mieux c'est. Cette notion de modernité liée au progrès à toujours existé. Cela pose le problème : pourquoi des œuvres nouvelles, alors que la perfection a déjà été atteinte par le passé ? Tout simplement parce que le passé est un présent perpétuel, une révolution permanente en devenir qui est à réactualiser sans cesse. Seulement, je retiens du XXème siècle la leçon suivante : la leçon que tout est possible, donc l'absence ou la présence de l'Art peut même être remise en cause. Or c'est également un grand art que de nous faire croire à une impasse, et je pense que ce n'est pas un problème qu'il faille se poser. Pour un compositeur d'aujourd'hui, il n'y a donc pas d'autre chose à faire que de vivre sa vie en ayant "digéré" consciemment ou non, l'héritage de son passé personnel.
Venons-en plus précisément au Livre pour Piano. Chaque pièce du recueil porte un sous-titre qui évoque plus ou moins explicitement un point de théorie musicale. Faut-il y voir l'expression d'un procédé d'atelier d'écriture, une intention didactique à l'adresse de l'auditeur ou plus simplement une invitation à écouter la musique pour ce qu'elle est par-delà les modes ?
F. N. Les titres sont venus d'une volonté de classement et non l'inverse. C'est seulement une fois le matériau de départ exploité jusqu'au bout de chacune, que la nécessité est venue de nommer les pièces. Parfois on a par avance une idée de la forme que les choses vont prendre, d'autre fois on est happé par la composition et les éléments prennent une autre tournure que celle que nous avions prévue initialement. J'avais comme seul souci d'aller jusqu'au bout du matériau de ces pièces. Je leur ai donc donné un titre correspondant à leur forme définitive, telles qu'elles sont, ne souhaitant influencer l'auditeur, le lecteur ou le musicien en aucune manière. On peut donc y voir une multitude de prismes : un classement didactique, une préparation formelle, ou tout simplement un moyen de nommer chaque pièce pour ce qu'elle est vraiment, chacune d'entre elles pouvant dépasser un titre que leur contenu fait oublier.
Ce recueil s'inscrit dans la grande tradition française, privilégiant clarté, souplesse, raffinement et distinction. Pouvez-vous avoir en tête d'illustres modèles, consciemment ou inconsciemment, sans éprouver une entrave à la liberté de composer ?
F. N. Le piano m'ayant toujours permis de jouer beaucoup d'œuvres de compositeurs différents, je constate que les "modèles" que je pouvais avoir il y a vingt ans ne sont plus considérés comme tels aujourd'hui. Nous avons d'abord des œuvres qui nous attirent, mais il n'est pas bon de se laisser gouverner par elles. Il faut garder une saine distance avec ses adorations de jeunesse. J'avais donc mes "modèles" à l'époque, c'est-à-dire les compositeurs desquels je me sentais proche, tant au niveau de l'esthétique que du langage. Pour parvenir à s'en détacher, c'est en composant sans cesse que le mécanisme entre en action : on prend de la distance avec l'entourage et on se rapproche de soi-même. En quelque sorte, on se découvre en opérant des choix, en se surprenant à créer de nouveaux moyens de résoudre cette équation d'équilibre, d'harmonie et de vie contenue à l'intérieur des choses. Je pense que la seule entrave à la composition ne peut venir que de soi.
Certains titres, quintes, quartes, octaves, ne réclament aucune explication particulière. D'autres sont plus sibyllins, "Etude giratoire", par exemple. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
F. N. Il s'agit également d'un "titre-description" comme pour les autres pièces, mais prenant appui sur un fonctionnement interne autre qu'un intervalle donné ou une forme classique. Ce sont des études de mouvements avec des moyens moins contrapuntiques.
La pièce n°18 est un hommage à Ligeti et Rautavaara. Qu'est-ce qui a motivé ces dédicaces; les intervalles de secondes qui y abondent jouent-ils un rôle en ce sens ?
F. N. Pas seulement. La première section de cette pièce est une organisation presque mathématique d'ajouts successifs de mesures et de décalages des temps à la main gauche. Il a fallu travailler pour déceler la logique interne de mon matériau et parvenir à l'agencer. Idem pour la dernière section. A la fin je me suis dit que le mode opératoire de ce type de travail était sûrement très proche de celui que Ligeti avait dû faire notamment dans ses propres Etudes. La partie centrale, utilisant des intervalles de secondes avec un grand chant déployant toute son étendue à la main gauche sur des guirlandes ininterrompues de main droite (registration souvent utilisée par Rautavaara), offrait une notion du temps contrastant avec les deux parties extrêmes. Au bilan, il m'a semblé honnête et naturel de rendre hommage à ces deux compositeurs, quant à la mise en relief des deux parties de cette pièce.
J'ai inévitablement mes préférences pour certaines pièces du recueil et les lecteurs auront les leurs. Serait-il indiscret de vous demander celles dont vous êtes particulièrement satisfait ?
F. N. Aux vues de la variété du résultat, il m'est bien difficile de répondre à cette question tout en ayant le recul nécessaire pour le faire ! Disons que je n'ai pas à être satisfait plus de l'une que de l'autre. J'ai réussi à rendre au mieux ces pièces qui sont autant de parties de moi-même et au sein desquelles je me retrouve pleinement. C'est comme si vous faites quelque chose sans vous demander si vous êtes satisfait du résultat, mais vous êtes heureux d'avoir vécu avec ces œuvres le temps de les avoir écrites. Ensuite, c'est toujours une vie avec elles, mais autrement, d'une façon différente. Je n'ai donc pas de préférence particulière : elles sont un tout et chacune est une cellule du tout qui les compose.
Merci, Florent Nagel et bonne continuation !