En médecine, l'hypergraphie, encore appelée graphorrhée ou - plus joliment - graphomanie, se réfère à la manie compulsive d'écrire. C'est, au fond, le contraire de l'angoisse de la page blanche. Depuis les travaux de Waxman & Geschwind (1974), on l'associe couramment à un désordre de type épileptique du lobe temporal. Certains exemples extrêmes font sourire, tel celui du Révérend Robert Shields qui a tenu à jour, pendant 25 ans (1972-1997), la chronique de sa vie qu'il détaillait toutes les 5 minutes. Question : combien de temps a-t-il passé à écrire qu'il écrivait ?
Lewis Carroll (1832-1898) offre un exemple plus justement célèbre : rien que sa correspondance avec les enfants comprend la bagatelle de 98000 lettres écrites dans tous les formats concevables, en miroir, en rébus, en spirale, à l'envers, etc.
Fiodor Dostoïevski (1821-1881), en littérature, et Vincent van Gogh (1853-1890), en peinture, ont été rétrospectivement diagnostiqués du même mal.
Pour les curieux de records en tous genres, il existe un site web qui prétend recenser les auteurs littéraires les plus prolifiques, sans toutefois se prononcer sur le caractère maladif de leur tendance. La palme revient apparemment à Mary Faulkner (1903-1973) avec 904 livres. Je n'ai pas vérifié (ni eu l'envie de le faire). George Simenon viendrait en 9ème position avec "seulement"500 ouvrages.
En musique, je propose le néologisme, musicorrhée, tout aussi affreux que son homologue littéraire, pour désigner le syndrome frappant tout compositeur incapable de s'abstenir non de prendre mais d'écrire des notes.
On a connu, de tous temps, des musiciens pris d'une frénésie d'écriture sans qu'on puisse nécessairement incriminer une pathologie du type évoqué. L'exemple le plus célèbre est sans doute Georg Philipp Telemann (1681-1767). Une quarantaine d'opéras, autant de Passions, une douzaine de cycles complets de cantates pour toutes les fêtes du calendrier liturgique, plus une pléthore de compositions instrumentales, font de lui un des compositeurs les plus prolifiques de tous les temps.
Christoph Graupner (1683-1760) pourrait lui contester la place dans le Guinness Book mais il est juste de dire que l'oeuvre de Graupner n'est pas d'une qualité comparable. Entreposée à la bibliothèque de Darmstadt, elle est encore largement inédite et ce qu'on en a extrait à ce jour n'encourage pas à explorer davantage ce catalogue, somme toute assez conventionnel. Que l'on compare ses suites orchestrales avec celles, autrement variées, de Telemann !
Les musiciens des époques baroque, Bach, Telemann, Vivaldi, Haendel, ..., mais aussi classique, Haydn ou Mozart, écrivaient beaucoup, sous la pression constante d'employeurs princiers exigeants quant à la quantité d'oeuvres nouvelles. A l'exception notable de Bach, cela a incontestablement nui à la qualité d'ensemble de l'oeuvre de ces musiciens : par exemple, il apparaît clairement qu'en dehors des oeuvres tardives, les 104 symphonies écrites par Haydn ou les 41 écrites par Mozart sont largement interchangeables.
Il faudra, en fait, attendre Beethoven pour que l'artiste revendique le droit de créer lorsque la Muse le visite : 9 symphonies seulement, pour s'en tenir à ce genre, mais autant de chefs-d'oeuvre possédant une personnalité propre.
Le 19ème siècle retiendra la leçon de Beethoven : une centaine d'oeuvres de qualité sera la bonne mesure pour chacun, d'autant que leur durée s'allonge.
Les tendances vont curieusement s'inverser au 20ème siècle : on trouve à nouveau des musiciens boulimiques, apparemment préoccupés par l'idée de franchir un seuil critique plus ou moins conventionnellement fixé à 400 oeuvres cataloguées. J'en ai retenu cinq qui me paraissent significatifs. Ils sont classés dans l'ordre chronologique.
Heitor Villa-Lobos (1887-1959), ouvre la liste avec un millier d'oeuvres composées dans tous les genres existants où la guitare, son instrument de prédilection, joue un rôle non négligeable. Il est le compositeur brésilien le plus connu. Formé au conservatoire de Rio de Janeiro, il a voyagé en Amazonie, d'où il a retiré des enseignements ethnologiques précieux. Il a parfait sa formation à Paris et a étudié Bach de très près : sa musique est une somme de ces influences, à l'écart de toute forme d'académisme. Reconnaissable entre toutes, elle n'évite pas toujours la grandiloquence, en particulier dans des fresques symphoniques qui cultivent un exotisme que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier de pacotille. Ses Bachianas Brasileiras, en particulier la 5ème, ont fait sa célébrité mais ses Choros me paraissent plus passionnants. Il y a beaucoup à découvrir sur le site jpc, faites votre tri !
Le champion du produit "qualité x quantité" est, sans conteste, le tchèque Bohuslav Martinu (1890-1959). Ce grand voyageur n'a pas hésité à mêler les influences subies au fil de ses rencontres. Né en Bohême, il a côtoyé le grand chef Vaclav Talich et le tout aussi grand violoniste Joseph Suk. Profitant d'une bourse de perfectionnement, il s'est installé à Paris en 1923 où il a rencontré son nouveau professeur, Albert Roussel, ainsi qu'Arthur Honegger. Il se serait sans doute fixé dans la capitale française si l'arrivée des nazis ne l'avait pas poussé à fuir aux Etats-Unis en 1941. La guerre achevée, il revint sur le continent, hésitant à réintégrer la Tchéquie et se partageant finalement entre la France et la Suisse où il mourut en 1959.
Le style développé par Martinu est de type néo-classique avec un penchant bien compréhensible pour le charme des mélodies et des rythmes de sa Bohême natale. Autant dire que sa musique ignore superbement les bouleversements stylistiques que le 20ème siècle a connus. Quoi qu'on puisse penser de cet isolement volontaire, il se dégage de cette musique un parfum unique offrant un contrepoids bienvenu au scientisme musical ambiant.
L'abondance des oeuvres de Martinu n'a nullement nui à la qualité de l'ensemble : 6 symphonies, une multitude de concerti pour instruments divers, des ballets dont une savoureuse Revue de cuisine, des opéras (Juliette, Mirandola, La Passion Grecque, ...), etc. Elles sont immédiatement reconnaissables à une pulsation rythmique tenant lieu de signature, comme dans le début du Double concerto pour deux orchestres à cordes, piano et percussions ou la deuxième partie de "Toccata e due Canzoni" . Pour ceux qui ne le connaissent pas, Martinu est un musicien à découvrir de toute urgence.
Darius Milhaud (1892-1974) est un autre musicien cosmopolite qui rappelle à certains égards Villa-Lobos. Vers 1920, il accepta le poste de secrétaire de Paul Claudel, alors ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro, ce qui lui permit d'entrer en contact avec les rythmes brésiliens. Certaines oeuvres de cette époque s'en inspirent clairement, telles les ballets, "L'homme et son désir", le (célèbre) Boeuf sur le toit, ainsi que la suite de danses Saudades do Brasil. Ce musicien provençal, de confession juive dut, lui aussi, quitter le continent.
L'oeuvre de Milhaud offre une synthèse polytonale d'atmosphères, provençale, sud-américaine et nord-américaine (influence du jazz). Son oeuvre est plus inégale que celle de Martinu : les oeuvres savantes ou trop ambitieuses (ses opéras en particulier) ont rencontré peu de succès. Le musicien fut, de fait, beaucoup plus à l'aise dans la forme modeste où la fantaisie et l'exotisme peuvent faire des merveilles. Voici quelques réussites incontestables qui peuvent vous donner l'envie d'explorer davantage : La Création du Monde, la "Suite Provençale", le superbe Carnaval d'Aix, les Concertos pour violoncelle, etc.
Alan Hovhaness (1911-2000) est un musicien américain d'origine arménienne. Sa musique est tellement accessible que cela lui a valu pas mal de sarcasmes de la part de collègues malveillants. Déçu par l'enseignement académique, il a cherché bien loin les sources de son inspiration : en Extrême-Orient et en Inde où il a découvert l'univers des ragas (Ravi Shankar), puis en opérant un retour vers ses sources arméniennes. Son oeuvre est un mélange de toutes ces influences exotiques.
Son catalogue comprend près de 500 oeuvres (dont pas moins de 67 symphonies !), sans compter un millier d'oeuvres, antérieures à 1940, que Hovhaness prétend avoir brûlées (ce qui lui aurait pris une semaine !).
Le style d'Hovhaness est caractéristique, rempli d'unissons orientalisants et de basses bourdonnantes, le tout volontairement dépourvu d'harmonies savantes. En fait, pour ceux qui y sont sensibles, tout le charme de cette musique repose sur une simplicité mélodique inépuisable. Si elle a séduit certains collègues, Lou Harrison par exemple, elle en a hérissé d'autres : Leonard Bernstein et Aaron Copland, pour s'en tenir à deux personnalités influentes. On s'en doute, la carrière d'Hovhaness, complètement à contre-courant de ce qui était préconisé par les milieux académiques, ne s'en trouva pas facilitée mais cela ne l'a jamais empêché d'écrire.
Quelques succès publics l'ont sans doute encouragé, en particulier lorsque le grand chef, Leopold Stokowski, a dirigé sa deuxième symphonie "Mysterious Montain" en 1955. Plus récemment, Gerard Schwartz s'est beaucoup investi dans la redécouverte de l'oeuvre symphonique d'Hovhaness, l'enregistrant pour le label Delos. Telarc et Naxos ont également été actifs dans ce répertoire, preuve s'il en fallait, que cette musique survit à ses détracteurs. Je termine avec une oeuvre inhabituelle qui a compté pour la renommée de son auteur, "And God created great Whales" , écrite pour orchestre avec accompagnement de chants de baleines !
Howard Blake (1938- ), musicien britannique, est l'auteur de plus de 600 oeuvres à ce jour et on suppose bien que ce n'est pas fini ! Blake compose beaucoup pour le cinéma, une source de revenus toujours appréciable. La partition de "The Duellist"l'a couronné à Cannes en 1977 et celle de "The Snowman"est également célèbre. S'il a cultivé, plus qu'à son tour, un style doucereux (écoutez ces courtes pièces pour le piano), il s'est progressivement éloigné du genre commercial, à partir des années 1970, pour se mesurer à la grande forme, recevant même la commande d'un Concerto pour piano afin de célébrer le trentième anniversaire de Lady Di. L'abondance des concerts qui proposent ses oeuvres témoigne d'un succès réel et grandissant auprès du public, au moins Outre-Manche. Le site personnel du compositeur propose des extraits de son catalogue, de quoi vous permettre de vous faire une opinion personnelle.
Beaucoup plus près de nous, Carson Cooman (1982- ) est un autre musicien hyperactif. Organiste de formation, il se produit dans le monde entier dans un vaste répertoire incluant ses propres oeuvres (Symphony, Litany, Conductus) et des oeuvres de commandes. De plus, il compose beaucoup et dans tous les genres, de l'instrument solo (Moutain Toccata) à l'opéra. Un catalogue présumé maintenu à jour est disponible sur son site personnel. Le style de Cooman sait être léger mais il demeure distingué. Parcourez la quarantaine d'enregistrements existants, par exemple chez Naxos, et goutez aux charmes de In Beauty Walking ou de la Symphonie n°3, opus ... 650 et il n'a que 32 ans ! Voici encore au hasard des rencontres : Lyric Trio.
Je passe plus rapidement sur le cas - car c'en est un - de Leif Segerstam (1944- ), un chef finlandais qui écrit essentiellement des symphonies : 270 (!) à ce jour (2013) mais la liste s'allonge sans cesse (NDRL : 327 en 2018 et le catalogue complet est au moins deux fois plus long, proposant en particulier 11 Concertos pour violon !). Si Stravinsky a pu dire, avec beaucoup de mauvaise foi, que Vivaldi avait écrit 400 fois le même concerto, qu'aurait-il pensé de Segerstam ? Ne jugeons pas trop vite cependant et écoutons avec bienveillance cette étrange n°3 qui n'a d'ailleurs de symphonie que le nom, si l'on en juge par sa disposition instrumentale complètement éclatée.
Existe-t-il un profil type du compositeur compulsif moderne (au sens du 20ème siècle) ? Cosmopolite souvent jusqu'à l'exotisme, généralement préoccupé par l'accessibilité immédiate de sa musique donc imperméable aux nouveautés stylistiques il est, de par sa nature, toujours prêt à succomber à la redite. On l'aura compris, à de rares exceptions (Martinu en l'occurrence), les hypergraphistes musicaux s'embarrassent peu de se renouveler, du moment que leur catalogue grossit.
En musique, pas plus qu'ailleurs, prolifique n'est synonyme de fécond. Cela ne signifie nullement que leur oeuvre soit à dédaigner massivement mais plutôt qu'il incombe à l'auditeur d'exercer le sens critique qui a trop souvent fait défaut au compositeur.
Mentionnons, pour faire bonne mesure, qu'une forme d'hypographie existe également de la part de musiciens qui, jamais satisfaits, brûlent tout ce qu'ils écrivent :
Ainsi Henri Duparc (1848-1933) n'a-t-il guère conservé que 17 mélodies, passant heureusement pour des modèles du genre.
Paul Dukas (1865-1935) est un autre exemple de musicien scrupuleux à l'excès qui ne tolérait pas qu'une oeuvre indigne lui survive : il ne nous en reste qu'une bonne douzaine.