Billets d'humeur

Un Belge à New York ?

Les Directeurs artistiques de maisons d'opéras ont intérêt à aimer les voyages s'ils veulent faire preuve d'audace : ils restent rarement en poste, au terme de leur contrat. Par bonheur, tout comme les entraîneurs sportifs, ils retrouvent généralement un autre employeur, prêt à les recueillir, jusqu'à ce que le cycle recommence. C'est un vecteur, parmi d'autres, de propagation de la culture lyrique.

Gérard Mortier
Gérard Mortier

Gérard Mortier, né à Gand en 1943, est un des plus célèbres Directeurs de théâtre lyrique itinérants. Il a effectivement beaucoup voyagé : après des débuts au Festival des Flandres, on l'a successivement retrouvé à Düsseldorf, Hambourg, Francfort, Paris, Bruxelles (1981-1992), Salzbourg (Le Festival), en Rhénanie, de nouveau à Paris et enfin à Madrid, jusqu'en 2015.

Son passage par Bruxelles n'est pas passé inaperçu : on estime que c'est sous l'ère Mortier que le Théâtre de la Monnaie a acquis une réputation internationale, au niveau des meilleures scènes européennes. Son prédécesseur, Maurice Huysmans, n'avait pourtant pas démérité, prenant même quelques initiatives particulièrement heureuses :

  • N'était-ce pas courageux de sa part de proposer au public Bruxellois "Einstein on the Beach" de Philip Glass dans la foulée de sa création avignonnaise en 1976 ? Après tout, elles ne furent pas si nombreuses les maisons d'opéras qui en firent autant (Hambourg, Paris, Venise, Rotterdam et New York).
  • N'avait-il pas eu le nez fin en accueillant, à bras ouverts, le chorégraphe Maurice Béjart et son Ballet du 20ème siècle et en lui offrant la carte blanche et l'espace de travail que la France lui avait toujours refusés ?

Cependant, Gérard Mortier n'a pas fait que des heureux lors de son séjour à Bruxelles :

  • D'abord, les amoureux de Puccini ont été sévèrement privés de leur pain quotidien pendant dix ans. Mortier est allergique à Puccini et il croit que tout le monde est ou devrait être dans ce cas. Il est, au contraire, fana de Mozart et de Verdi, si bien que ses abonnés en ont été copieusement abreuvés. Heureusement, il aime donc il programme, Janacek.
  • Ensuite, en 1987, il a eu la mauvaise idée d'entrer en conflit, essentiellement financier, avec Maurice Béjart, ce qui entraîna le départ définitif de celui-ci pour la Suisse. D'accord, on ne met pas deux coqs dans une basse-cour mais quand même : si on avait su qu'il s'en irait, de toute façon, cinq ans plus tard, on y aurait réfléchi à deux fois avant de lui donner raison.

Gérard Mortier a toujours considéré que là où il passe, son travail doit produire une cure de rajeunissement à trois niveaux : le public, le répertoire et la mise en scène.

  • Il a, de fait, introduit une touche contemporaine dans le répertoire en proposant au compositeur belge, Philippe Boesmans, d'être attaché en résidence à la Monnaie, résidence permanente si l'on en juge par le nombre d'oeuvres commandées : "La Passion de Gilles" (1983), "Trakl-Lieder" (1987), Reigen (1994), Wintermärchen (1999), Julie (2005). Trop c'est trop : j'avoue avoir davantage vibré lors de "sa" création, en 1991, de The Death of Klinghoffer de John Adams.

    Un dièse de dernière minute : 2009 a vu la création du nettement plus abordable, Yvonne, princesse de Bourgogne, mais c'est une commande de l'Opéra de Paris dirigé par … Gérard Mortier. A écouter !
  • Son travail de rénovation de la mise en scène a été particulièrement applaudi et contesté. Celle-ci a beaucoup évolué en trente ans et pas toujours sans heurts. Heurts avec les chanteurs, pour commencer, qui n'apprécient pas qu'on les fasse chanter en faisant le poirier. Heurts avec le public ensuite, qui ne comprend pas toujours pourquoi les metteurs en scène se sentent perpétuellement obligés de s'approprier l'oeuvre et surtout pour quelles raisons leurs innovations débouchent si souvent sur des présentations au goût plus que douteux : une prison devient un camp de concentration et ses geôliers, des généraux SS; une taverne est transformée en lieu de débauche, ..., il n'y a plus de limites à l'imagination des metteurs en scène.

Certes, ils ont droit à une liberté intellectuelle mais autorise-t-elle tous les excès ? Les Autrichiens, conservateurs dans l'âme, ont supporté avec un sourire de plus en plus crispé que Mortier dirige pendant 9 ans, de 1992 à 2001, "leur" Festival de Salzbourg en faisant, trop souvent à leur goût, des choix dramaturgiques délibérément provocateurs. L'incident final fut une "Chauve-Souris" de Johann Strauss, désacralisée sur fond de sexe et de drogue et n'hésitant pas à évoquer le passé nazi de l'Autriche. Mortier, avec l'aide du metteur en scène Hans Neuenfels, réglait unilatéralement ses comptes avec un pays qui venait de porter Jörg Haider au pouvoir. Son contrat s'arrêta là et Peter Ruzicka prit le relais en 2002.

Une question reste néanmoins posée : peut-on ridiculiser Vienne sur son sol en utilisant ses deniers ?

Paris, qui l'avait ensuite accueilli en déroulant le tapis rouge, semble aujourd'hui soulagée d'en être débarrassée. C'est en tous cas l'impression que laissent les coupures de presse. La dernière en date, parue dans la revue Classica (septembre 2008), l'étrille même sérieusement. L'intéressé n'en a cure, taxant les milieux parisiens de rétrogrades comme il l'avait déjà fait pour les Salzbourgeois. On ose espérer qu'il ne récidivera pas dans le même registre avec ses futurs employeurs sinon on finirait par se poser des questions.

On devait retrouver Gérard Mortier, en 2009, à la tête du New York City Opera (NYCO), le rival direct du célèbre MET. La programmation qu'il proposait pour la première saison (2009-2010) aurait fait rêver n'importe quel amateur de "bonne" musique moderne. Finis les Wozzeck, Die Soldaten et autres drames déprimants, place à une modernité décomplexée :

Pour un peu, avec des idées comme celles-là, on lui demanderait volontiers de repasser par Bruxelles !

Avec Mortier, on ne sait jamais quel temps il faut utiliser pour conjuguer ses phrases. En l'occurrence, j'ai dû passer du futur au conditionnel puis à l'imparfait : en novembre 2008, Mortier a jeté l'éponge du projet new-yorkais. Le NYCO ayant dû raboter son budget - crise financière oblige - Mortier n'a pas apprécié, ce qui est son droit. Sa candidature avec Nyke Wagner (une des arrière-petites-filles du compositeur) pour la direction devenue vacante du Festival de Bayreuth ayant été rejetée, on le retrouvera à la direction du Teatro Real de Madrid de 2010 à 2014. Le programme a abandonné les ambitions new-yorkaises à l'exception bienvenue d'une commande que Mortier avait passée à Philip Glass dès 2008 : ce 22 janvier 2013 a vu la création de The perfect American, le 24ème opéra du compositeur américain. L'oeuvre est soignée et mérite d'être revue, en juin, à Londres.

A part cela Messiaen est évidemment resté mais Adams a laissé la place à Janacek et à Schostakovitch, ce qui n'est plus vraiment une prise de risque. Puccini n'a toujours pas refait surface (là il ne demande pas l'avis du public) et même Verdi se fait attendre, c'est à n'y plus rien comprendre. Quant au ministère de la culture espagnole, il en a déjà pris pour son grade, décidément cette chronique ne connaîtra jamais de fin !

Mars 2014, cette chronique connaît une fin prématurée : Gérard Mortier est décédé bien trop tôt à notre goût. L'homme vivait à 100 à l'heure et comme souvent dans ce cas, le Destin l'a rattrapé. Il faudra désormais parler de Mortier au passé composé, il n'empêche : le Théâtre lyrique vient de perdre l'un de ses plus brillants serviteurs.