Le terme madrigal provient de l'italien "matricale" qui évoque un chant en langue maternelle, italienne, en l'occurrence. Employé pour la première fois par Francesco da Barberino dans son essai "Documenti d'Amore", daté de 1313, il évoque la possibilité de mettre en musique des sujets légers se démarquant des textes sacrés, chantés en latin. Toutefois, mis à part le recours au langage compréhensible par tous, aucune forme rigide n'est sous-entendue et, de fait, les musiciens du Quattrocento ont écrit autant de simples Canzone, Caccia ou Ballata que d'acrobatiques motets inspirés par l'Ars subtilior. A ce propos, ne manquez pas l'enregistrement "Narcisso Speculando" d'oeuvres de Paolo da Firenze (1355-1436), par l'ensemble Mala Punica (Fra duri scogli).
L'histoire de la musique réserve cependant l'appellation "madrigal" à une forme postérieure, plus ambitieuse pour ne pas dire savante. Elle se présente comme une polyphonie vocale, en principe non accompagnée, dont le nombre de voix oscille généralement entre 3 et 6. Le madrigal est habituellement écrit sur des poèmes de qualité, sans répétition strophique ni refrain, en soignant l'accentuation musicale des sentiments exprimés. Il est le premier essai transformé d'une forme musicale transalpine élaborée et originale. Le genre a progressivement élargi sa structure jusqu'à 8 voix et/ou un accompagnement instrumental. Une simplification s'est opérée dans l'autre sens, vers un ton plus léger, le nombre des voix pouvant tomber à deux.
Cette chronique n'a aucune prétention musicologique, elle veut surtout illustrer la double difficulté du genre :
Le (présumé) premier recueil de madrigaux, daté de 1520, fut composé par Bernardo Pisano (1490-1548), sur des poésies de Pétrarque. Le genre fut immédiatement adopté par les musiciens franco-flamands alors en place dans les cours italiennes (Philippe Verdelot (1480-1552, originaire des environs d'Orange) qui fixa les règles du genre (Italia mia, benché 'l parlar sia indarno), Adrian Willaert (1490-1562, originaire de Bruges) (O dolce vita mia, Aspro core e selvaggio), Jacques Arcadelt (1507-1568, originaire de Namur) (Ahime, ahime, dov'è'l bel viso) et, last but not least, Cipriano de Rore (1515-1565, originaire de Renaix) (Anchor che col partire et Anchor che col partire, ici dans une version à une seule voix mais laquelle !) et Giaches de Wert (1535-1596, originaire de Weert, en Hollande actuelle) (Io non son però morto, Sorgi a rischiara et Ah, dolente partita, remarquablement chanté par un ensemble ... russe). A cette époque, les rares madrigalistes italiens, Costanzo Festa (1490-1545), Francesco de Layolle (1492-1540) (Lasso la dolce vista), ... , ne faisaient pas encore le poids mais cela ne dura pas.
A partir de 1550, toutes les cours (Ferrare, Mantoue, Venise, Rome, ...) cultivèrent le madrigal, y ajoutant leur touche personnelle, notamment instrumentale comme à Ferrare et Venise. Les oeuvres religieuses de Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594) - 104 messes et trois fois plus de motets ! - ont longtemps éclipsé le reste de sa production et cependant l'écoute de son Livre I révèle qu'il a parfaitement assimilé les règles du genre. Avec Andrea Gabrieli (1533-1585) (O beltà rara), Lodovico Agostini (1534-1590), Alessandro Striggio (1540-1592) (Il gioco di primiera), Girolamo dalla Casa (15??-1601) (Se il dolce bacio ch'io vi diedi) et Luzzasco Luzzaschi (1545-1607) (Cor mio benchè lontana), on entre de plain-pied dans une période de production tellement massive que tout qui voudrait s'y consacrer à temps plein se condamnerait à l'indigestion. Les mélomanes pressés seront heureux d'apprendre que trois musiciens exceptionnels, Luca Marenzio (1553-1599), Carlo Gesualdo da Venosa (1566-1613) et Claudio Monteverdi (1567-1643), ont marqué le genre du sceau de leur individualité.
Les oeuvres de ces trois musiciens essentiels ont été maintes fois enregistrées et le tableau suivant donne un aperçu contrasté d'interprétations existantes. Hélas rares sont celles qui atteignent le point d'incandescence dans le déploiement des "affetti". Elles sont souvent bien trop sages comme si les interprètes redoutaient l'excès des passions exprimées. Il n'existe pas d'intégrale des madrigaux de Marenzio, ils sont bien trop nombreux. Deux intégrales Gesualdo sont disponibles, l'une chez Naxos (Delitiae Musicae) et l'autre chez Globe (The Kassiopeia Quintet). Enfin il existe plusieurs intégrales Monteverdi, dues aux ensembles, Consort of Musicke, Venexiana et Delitiae Musicae. Une nouvelle intégrale des Arts florissants de William Christie est actuellement en cours. Aucune n'est parfaite mais, au bilan, celles de l'ensemble Venexiana, parue chez Glossa, se rapproche de l'idéal.
Marenzio | Gesualdo | Monteverdi | |
---|---|---|---|
Venexiana | 9 | 4, L'anima del dolore | Int 2, 8, 1 & 9 |
Concerto vocale | 1 | 7 & 9 | |
Concerto Italiano | 1, à 5 voix | 5 & 6 | 4, 6, 8 |
Delitiae Musicae | Int | Int, 1, 7 | |
La Compagnia del Madrigale | 3, 7 | 6 | 6 |
Consort of Musicke | 5 | 8 |
Parmi les innombrables enregistrements isolés de madrigaux, vous trouverez peut-être votre bonheur dans la fatalement très incomplète sélection suivante : Weser-Renaissance Bremen (Giovanni de Macque alias Jean de Macque 6), Ensemble Métamorphoses (Gesualdo 5, 6), Il Complesso barocco (Gesualdo 6), Tragicomedia (Monteverdi 7 & 8), La Dolcer Maniera (Monteverdi 4), Adakemia (Monteverdi 8), Capella Mediterranea (Monteverdi 8), I Fagiolini (Monteverdi, 4, une interprétation qui a été mise en scène moderne par le cinéaste John Labouchardière). Quel dommage, par ailleurs, que l'Accademia Piacere ait enregistré si peu de madrigaux !
Dans un esprit différent et historiquement discutable, quelques ensembles ont eu recours à des voix plus timbrées : le Concert d'Astrée (Monteverdi 8) s'est bizarrement assuré du concours de la voix du ténor Rolando Villazon et l'ensemble Concerto de Roberto Gini a réussi de fort belles choses dans cette encyclopédie reparue chez Brillant (13 euros pour 10 CD vous ne serez pas ruinés).
Le madrigal italien a brillé de ses derniers feux à la génération suivante, dominée par les personnalités de Solomone Rossi (1570-1630) (Al Naharot Bavel, titre en hébreu vous avez bien lu, ce Rossi fut effectivement le premier musicien juif reconnu de qualité), Sigismondo d'India (1582-1629) (Livres 1, 3), Francesca Caccini (1587-1641) (Che t'ho fatt'io), Tarquino Merula (1590-1665) (Un bianco Animaletto), Michelangelo Rossi (1602-1656) (Or che la notte) et Barbara Strozzi (1619-1677) (Priego ad Amore). Avec le temps, la tendance fut à la diminution du nombre des voix, ce fut le point de départ de la cantate à une voix et de son amplification naturelle, l'opéra.
Quelques musiciens voyageurs ont emporté des recueils de madrigaux dans leurs valises, comme d'autres emportaient des espèces botaniques afin de les transplanter sous d'autres climats. Le résultat fut partout mitigé sauf en Angleterre.
Le madrigal anglais a prospéré pendant une très courte période de 30 ans, les historiens précisent 1593-1622, soit à cheval sur les règnes de la dernière Tudor et du premier Stuart. Il y a lieu de reconnaître que les musiciens anglais ont pris de telles libertés avec le genre italien qu'il serait plus correct de parler de style madrigalesque anglais : certes l'expression des sentiments intimes demeure privilégiée mais le traitement est nettement plus libre, se réduisant parfois à une seul voix. Les textes sont souvent d'essence populaire et il n'est pas rare que la musique s'assouplisse, plus proche de la ballade que de l'austère madrigal, ce qui a d'ailleurs contribué à son succès.
Un inventaire assez étoffé des livres parus est disponible ici. Il évoque les musiciens anglais les plus célèbres de cette époque : William Byrd (1542-1623) (Through Amarillis Daunce in Greene), Thomas Morley (1557-1602) (Now is the Month of Maying), Peter Philips (1560-1628), John Dowland (1563-1626) (Come, heavy sleep, Come again, sweet love doth now invite), John Farmer (1565-1605) (Fair Phyllis I saw), Giles Farnaby (1565-1640), Francis Pilkington (1570-1638) (O Softly Singing Lute), John Ward (1571-1638), Thomas Tomkins (1572-1656) (Woe is me for thee, Too much I once lamented), John Wilbye (1574-1638) (O Wretched Man), John Bennet (1575-1614) (All Creatures Now), Thomas Weelkes (1576-1623) (Death hath deprived me), Orlando Gibbons (1583-1625) (The Silver Swan), Thomas Ravenscroft (1592-1633) (The Three Ravens), John Jenkins (1592-1678) et Robert Jones (1597-1615) (Farewell, Dear Love).
Vous découvrirez un florilège de madrigaux d'Angleterre et d'ailleurs dans l'album Madrigal History Tour des King's Singers. Leurs voix, alertes et légères, conviennent particulièrement aux oeuvres anglaises d'inspiration populaire. D'autres ensembles britanniques peuvent faire beaucoup moins bien, qui n'évitent pas toujours l'excès des voix blanches (Tallis Scholars) ou des effectifs pléthoriques (The Cambridge Singers).
Le madrigal s'est défini comme la rencontre rare d'un musicien, d'un poète et d'un (groupe d')interpète(s) aux prises avec une alchimie dont le secret ne figure dans aucun grimoire. Aucun genre musical n'est davantage dépendant de sa restitution sonore : il est des chefs-d'oeuvre de Monteverdi qui, mal chantés, distillent un ennui mortel et des oeuvrettes a priori anodines qui émeuvent les âmes les moins sensibles. Voici, pour conclure, quelques enregistrements qui m'ont plu avec une mention spéciale pour l'enregistrement de madrigaux de Barbara Strozzi, Claudio Monteverdi et Sigismondi d'India, par la Capella Mediterranea, dirigée par Leonardo Garcia Alarcon. Une liste plus complète avec écoute possible du début des plages est accessible ici.