Compositeurs contemporains

Mauricio Kagel (1931-2008), compositeur argentin

Au terme de la deuxième guerre mondiale, la musique occidentale est passée par une phase d'intense expérimentation, sensée dégager de nouvelles pistes pour l'avenir. 60 ans plus tard, un grand nombre d'acteurs de cette révolution nous ont quittés et le moins qu'on puisse dire, c'est que le bilan demeure mitigé. Certes, le déchet est la conséquence naturelle de l'expérimentation, cela est vrai en sciences et il n'y a aucune raison que l'art échappe à la règle; le problème, c'est l'énormité du déchet musical. Si l'avis du public est sans appel - il n'a quasiment rien retenu de ce répertoire - celui des professionnels ne convainc pas grand monde sauf peut-être dans des cénacles davantage historico-littéraires que musicaux. Je ne connais, en tous cas, personne qui se relève la nuit pour écouter les oeuvres issues de ces recherches. Cependant, quelques exceptions potentielles - Stimmung (Exigez la version de Copenhague, par l'Ensemble vocal de Paul Hillier) ou le 4ème acte de Samstag aus Licht (Luzifers Abschied) de Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Les Litanies d'Icare d'Henri Pousseur (1929-2009) ou Anthemes de Pierre Boulez (1925- ), ... - devraient nous exhorter à davantage de vigilance intellectuelle voire nous inviter à recommencer périodiquement un bilan honnête et contradictoire.

Les compositeurs cités mais aussi Elliot Carter (1908- ), Milton Babbitt (1916-2011), Bruno Maderna (1920-1973), Iannis Xenakis (1922-2001), Luigi Nono (1924-1990), Luciano Berio (1925-2003), Ivo Malec (1925- ), Mauricio Kagel (1931-2008), Vinko Globokar (1934- ) et Helmut Lachenmann (1935- ) ont fait (ou font encore) partie de l'ex-avant-garde des années 1950. Le mélomane, sans égard pour leurs différences stylistiques, a tendance à les mettre dans un même panier, réduisant un peu trop rapidement, leurs musiques au dénominateur commun de l'inécoutabilité. Commis d'office à la défense de celui de mon choix, j'ai choisi de plaider la cause de Mauricio Kagel qui, entre tous, me semble le plus susceptible de s'imposer aux oreilles contemporaines les plus rétives et donc peut-être aux vôtres.

Mauricio Kagel
Mauricio Kagel

Mauricio Kagel est un artiste du monde : né à Buenos Aires dans une famille d'origine allemande ayant fui une Russie hostile à sa judaïcité, il a entrepris des études d'histoire, de littérature et de philosophie à l'Université de cette ville, en particulier sous la houlette de Jorge Luis Borges, et des études musicales, en privé. Chef d'orchestre (au Teatro Colón) et metteur en scène bien avant d'être compositeur, un domaine auquel il n'était guère préparé, la tendance s'est inversée lorsqu'il a débarqué à Cologne en 1957, ville où il s'est installé définitivement.

La bourse qu'il avait décrochée lui commandait de s'intégrer aux studios de la ville rhénane où Stockhausen régnait en maître. On ne s'étonnera donc guère que ses premières compositions aient flirté avec l'électroacoustique à la mode en ce lieu (Anagrama (1958) et Sonant (1960)). On a longtemps résumé la musique de Kagel à cette "esthétique" indigeste et pourtant, s'il est vrai qu'il ne l'a jamais reniée, à preuve Mixtur (2003), une oeuvre fascinante mais réservée aux initiés, il faut savoir que dès la fin des années 1970, le compositeur a renoué avec ses racines germano-latino-américaines, adoptant une attitude polystylistique que l'on qualifierait aujourd'hui de postmoderne avant la lettre.

Je vais donc tenter de convaincre les sceptiques que Kagel a écrit beaucoup de musiques extrêmement stimulantes et, pour ce faire, frapper d'emblée très fort grâce à deux oeuvres en tous points remarquables, qui sonnent comme autant d'expériences abouties :

  • Klangwölfe (1979), pour violon & piano, se présente comme un superbe écho (in)conscient de l'emblématique Tabula Rasa (1977) d'Arvo Pärt.
  • Le 2ème Trio (2001) est écrit un seul mouvement mais il propose néanmoins deux épisodes vigoureusement contrastés (Début et Fin).

Partons, à présent, à la découverte d'un catalogue incroyablement éclectique, proposant beaucoup d'oeuvres sérieuses et parfois facétieuses :

  • Animé du souci d'explorer jusqu'à l'absurde de nouvelles formes de théâtralité au concert, Kagel a occasionnellement versé dans la farce ravageuse quoique jamais gratuite. Ecoutez et/ou regardez Dressur (1977), Der Eid des Hippokrates (1984) ou Match (1964), pour (ou contre ?) deux violoncellistes et arbitre-percussionniste (et admirez, au moins, l'engagement des interprètes !).
  • Le cinéma a joué un rôle important dans la carrière de Kagel. Dès ses années d'études en Argentine, il s'est intéressé aux possibilités offertes par le 7ème art. En 1983, c'est Kagel qui a réécrit la musique du "Chien andalou" de Bunuel et Dali (Elle est disponible à l'écoute sous le titre Szenario, sur un CD Naxos), mais il a collaboré à beaucoup d'autres films. Le plus "célèbre" - si l'on peut dire - fut Ludwig van, une protestation grotesque contre la récupération commerciale du 200ème anniversaire de la naissance de Beethoven. Soyez avertis qu'outre une bande sonore défectueuse, la mise en scène n'est pas du meilleur goût.
  • Toutes les expériences acoustiques de Kagel n'ont pas tourné à la confusion musicale et si Der Schall (1968) effarouche vos oreilles, Mixtur offre de beaux exemples de sons inédits.
  • Le musicien Kagel s'est souvenu de ses racines argentines pour écrire - à sa façon ! - des musiques de salons où les rythmes de tangos sont bien présents (Tango allemand (1978) ou Ragtime (1994) dont il existe de nombreuses versions instrumentales).
  • Il s'est aussi intéressé aux musiques populaires qu'il a restylisées comme dans Kantrimiusik (1975) - à écouter ! -, aux musiques extra-européennes (Exotica) et même aux musiques foraines (Ballet d'action (1987), Variété (1977)).
  • Autre regard décalé mais dans le temps, cette fois, avec Music for Renaissance Instruments (1966) ou Die Stücke der Windrose (1988, à écouter sans faute !).
  • Iconoclaste cultivé, Kagel a toujours pris soin des images qu'il brisait : on l'a vu déconstruire beaucoup de musiques qui ne lui appartenaient pas pour les reconstruire afin qu'elles n'appartiennent plus qu'à lui. Il a parsemé son oeuvre de références fantomatiques à la musique de grands maîtres du passé : Pan (1985) (Mozart), Phantasiestück for flute and piano (1989) (Schumann), Variationen ohne Fuge (1972) (Brahms et Handel), Fürst Igor (1982) (Requiem à la mémoire de Stravinsky) et Interview Avec D (1994) (Debussy). Le sommet fut atteint avec Sankt-Bach-Passion (1985), écrite pour le tricentenaire de Bach, parfaite extrapolation de l'esprit qui anime les oeuvres homologues du Cantor. La dévotion du compositeur est bien présente dans cette citation, "Plus personne ne croit en Dieu mais tout le monde continue de croire en Bach".
  • Les partitions de musique pure, dépourvues d'argument ou d'intention théâtrale, ne manquent pas (d'allure) : Etude n°1, pour orchestre (1992), Rondo pour orchestre, Les Idées fixes (1989), Das Konzert (1995) et Sérénade (1995) méritent d'être connues. On complètera l'ensemble par quelques pièces de musique de chambre : outre celles citées en introduction, on sera particulièrement attentif aux 5 Quatuors à cordes (n°1). Le Sextuor à cordes (1953) est une oeuvre sérielle de jeunesse à réserver aux rares amateurs.
  • Une oeuvre, Rrrrrrr... (1982), occupe une place à part dans la production de Kagel. C'est un ensemble de 41 pièces pour formations diverses, portant chacune un sous-titre commençant par la lettre R (d'où le titre générique si vous suivez). La géométrie variable de l'instrumentation permet toutes les transpositions imaginables et c'est la raison pour laquelle il se peut que vous rencontriez plusieurs versions d'une même pièce. Voici par exemple Rossignols enrhumés, dans une version pour orgue, Ragtime Waltz par Teodoro Anzellotti (accordéon), enfin Rondena et Raga par Alexandre Tharaud (piano).
  • Je ne peux rien dire des deux opéras, Die Erschöpfung der Welt (1980) et Aus Deutschland (1981), qui ont disparu du répertoire comme beaucoup d'oeuvres du genre à la même époque. On en dira autant des nombreuses pièces radiophoniques qui ne sont pas appelées à passer à la postérité, telle Der Tribun (1979) qui souffre d'un argument politique complètement dépassé.
  • Un enregistrement essentiel d'Alexandre Tharaud nous rappelle que Kagel a écrit de très belles choses pour le piano. Dommage que n'y figurent pas Passé composé et Etudes "An Tasten 1&2", une belle parodie d'apprentissage de l'instrument. Pour orgue, cette fois, écoutez Fantasia for organ with obbligati (1967).
Kagel : Quatuor à cordes
Kagel : Quatuor à cordes
Kagel : Trio
Kagel : Trio
Kagel : Kantrimusik
Kagel : Kantrimusik
Kagel : Oeuvres pour piano
Kagel : Oeuvres pour piano

Une discographie des oeuvres de Kagel existe sur le site de Björn Heile, auteur d'une thèse consacrée au compositeur. Beaucoup de références discographiques sont malheureusement introuvables aujourd'hui et on ne peut qu'espérer les rééditions nécessaires. Avec l'aide des archives de la radio Ouest-allemande, deux labels courageux, Montaigne et Winter, ont concentré la plupart des enregistrements existants d'oeuvres de Kagel. Quelques CD isolés et de qualité ont paru çà et là, chez Naxos, CPO et Harmonia Mundi. Voici un relevé non exhaustif d'oeuvres certainement disponibles.

Ce qui distingue Mauricio Kagel du commun des musiciens contemporains c'est l'étonnante ouverture d'esprit dont il a fait preuve à toutes les étapes de sa vie. En cela, il se distingue de tous ceux qui ont persévéré dans l'avant-garde sans jamais se poser de question (Lachenmann, Boulez, ...) et ceux qui l'on fuie sans retour et sans regret (Schnittke, Rautavaara, ...). A condition de piocher et de faire preuve de persévérance, on trouve dans l'oeuvre de Kagel des trésors qui ne s'oxydent pas. J'espère avoir contribué à vous donner les clés nécessaires pour ouvrir les bonnes portes et fréquenter l'univers fascinant de ce grand musicien. Je suis témoin qu'une fois le seuil franchi, on ne fait pas facilement machine arrière.