Au terme de la deuxième guerre mondiale, la musique occidentale est passée par une phase d'intense expérimentation, sensée dégager de nouvelles pistes pour l'avenir. 60 ans plus tard, un grand nombre d'acteurs de cette révolution nous ont quittés et le moins qu'on puisse dire, c'est que le bilan demeure mitigé. Certes, le déchet est la conséquence naturelle de l'expérimentation, cela est vrai en sciences et il n'y a aucune raison que l'art échappe à la règle; le problème, c'est l'énormité du déchet musical. Si l'avis du public est sans appel - il n'a quasiment rien retenu de ce répertoire - celui des professionnels ne convainc pas grand monde sauf peut-être dans des cénacles davantage historico-littéraires que musicaux. Je ne connais, en tous cas, personne qui se relève la nuit pour écouter les oeuvres issues de ces recherches. Cependant, quelques exceptions potentielles - Stimmung (Exigez la version de Copenhague, par l'Ensemble vocal de Paul Hillier) ou le 4ème acte de Samstag aus Licht (Luzifers Abschied) de Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Les Litanies d'Icare d'Henri Pousseur (1929-2009) ou Anthemes de Pierre Boulez (1925- ), ... - devraient nous exhorter à davantage de vigilance intellectuelle voire nous inviter à recommencer périodiquement un bilan honnête et contradictoire.
Les compositeurs cités mais aussi Elliot Carter (1908- ), Milton Babbitt (1916-2011), Bruno Maderna (1920-1973), Iannis Xenakis (1922-2001), Luigi Nono (1924-1990), Luciano Berio (1925-2003), Ivo Malec (1925- ), Mauricio Kagel (1931-2008), Vinko Globokar (1934- ) et Helmut Lachenmann (1935- ) ont fait (ou font encore) partie de l'ex-avant-garde des années 1950. Le mélomane, sans égard pour leurs différences stylistiques, a tendance à les mettre dans un même panier, réduisant un peu trop rapidement, leurs musiques au dénominateur commun de l'inécoutabilité. Commis d'office à la défense de celui de mon choix, j'ai choisi de plaider la cause de Mauricio Kagel qui, entre tous, me semble le plus susceptible de s'imposer aux oreilles contemporaines les plus rétives et donc peut-être aux vôtres.
Mauricio Kagel est un artiste du monde : né à Buenos Aires dans une famille d'origine allemande ayant fui une Russie hostile à sa judaïcité, il a entrepris des études d'histoire, de littérature et de philosophie à l'Université de cette ville, en particulier sous la houlette de Jorge Luis Borges, et des études musicales, en privé. Chef d'orchestre (au Teatro Colón) et metteur en scène bien avant d'être compositeur, un domaine auquel il n'était guère préparé, la tendance s'est inversée lorsqu'il a débarqué à Cologne en 1957, ville où il s'est installé définitivement.
La bourse qu'il avait décrochée lui commandait de s'intégrer aux studios de la ville rhénane où Stockhausen régnait en maître. On ne s'étonnera donc guère que ses premières compositions aient flirté avec l'électroacoustique à la mode en ce lieu (Anagrama (1958) et Sonant (1960)). On a longtemps résumé la musique de Kagel à cette "esthétique" indigeste et pourtant, s'il est vrai qu'il ne l'a jamais reniée, à preuve Mixtur (2003), une oeuvre fascinante mais réservée aux initiés, il faut savoir que dès la fin des années 1970, le compositeur a renoué avec ses racines germano-latino-américaines, adoptant une attitude polystylistique que l'on qualifierait aujourd'hui de postmoderne avant la lettre.
Je vais donc tenter de convaincre les sceptiques que Kagel a écrit beaucoup de musiques extrêmement stimulantes et, pour ce faire, frapper d'emblée très fort grâce à deux oeuvres en tous points remarquables, qui sonnent comme autant d'expériences abouties :
Partons, à présent, à la découverte d'un catalogue incroyablement éclectique, proposant beaucoup d'oeuvres sérieuses et parfois facétieuses :
Une discographie des oeuvres de Kagel existe sur le site de Björn Heile, auteur d'une thèse consacrée au compositeur. Beaucoup de références discographiques sont malheureusement introuvables aujourd'hui et on ne peut qu'espérer les rééditions nécessaires. Avec l'aide des archives de la radio Ouest-allemande, deux labels courageux, Montaigne et Winter, ont concentré la plupart des enregistrements existants d'oeuvres de Kagel. Quelques CD isolés et de qualité ont paru çà et là, chez Naxos, CPO et Harmonia Mundi. Voici un relevé non exhaustif d'oeuvres certainement disponibles.
Ce qui distingue Mauricio Kagel du commun des musiciens contemporains c'est l'étonnante ouverture d'esprit dont il a fait preuve à toutes les étapes de sa vie. En cela, il se distingue de tous ceux qui ont persévéré dans l'avant-garde sans jamais se poser de question (Lachenmann, Boulez, ...) et ceux qui l'on fuie sans retour et sans regret (Schnittke, Rautavaara, ...). A condition de piocher et de faire preuve de persévérance, on trouve dans l'oeuvre de Kagel des trésors qui ne s'oxydent pas. J'espère avoir contribué à vous donner les clés nécessaires pour ouvrir les bonnes portes et fréquenter l'univers fascinant de ce grand musicien. Je suis témoin qu'une fois le seuil franchi, on ne fait pas facilement machine arrière.