Trois pays d'Extrême-Orient, la Chine, la Corée (du Sud !) et le Japon ont en commun d'avoir adopté, avec autant de naturel que de conviction, les modes occidentaux de l'expression musicale. Ils l'ont fait du triple point de vue de la composition, de l'interprétation et de l'audition en concert. C'est le cas particulier du Japon qui nous intéresse ici.
Ce pays insulaire est connu pour honorer de nombreuses traditions dont la signification très codée nous échappe complètement, en particulier une musique ancestrale, cérémonielle ou théâtrale, à laquelle nos oreilles se font avec difficulté. Voici, emprunté aux archives de l'UNESCO pour la défense du patrimoine culturel immatériel de l'humanité, un commentaire qui vous aidera à différencier les modes du théâtre Nogaku, le noble Nô et le populaire Kyôgen.
En s'ouvrant au monde extérieur, vers la fin du 19ème siècle, les japonais ont découvert avec autant d'étonnement que d'intérêt que l'art pouvait évoluer. Devenus friands de culture occidentale et de musique savante, en particulier, ils ont tenté de développer dans ce domaine des compétences dignes des modèles qu'ils étudiaient : rien qu'en interprétation, le Maestro Seiji Ozawa est un chef emblématique pour la musique du 20ème siècle (Symphonie Turangalila de son Maître, Olivier Messiaen) et le Bach Collegium Japan de Masaaki Suzuki a achevé, entre 1990 et 2013, un enregistrement inégalé des Cantates de Bach (paru chez BIS).
Eux qui ne connaissaient que les frêles sonorités d'instruments vénérables (Yatsuhashi Kengyo (1614-1685) : Sankyoku, une pièce pour koto), ils se sont pris de passion pour nos instruments modernes. Quasiment ignorants du principe de l'archet (mis à part le rare kokyū, importé de Chine, sorte de vièle à 2, 3 ou 4 cordes), le violon les a particulièrement fascinés, au point qu'ils ont acquis quelques instruments historiques parmi les plus beaux et qu'ils se présentent régulièrement aux grands concours internationaux (Reine Elisabeth, Jacques Thibaud, …). Ils s'y sont souvent distingués même si on leur a parfois reproché de sacrifier l'émotion à la technique. Quelques grands orchestres symphoniques ont puisé dans ce vivier : en Europe, on en dénombre actuellement 3 à la Philharmonie de Berlin (dont le Konzertmeister, Daishin Kashimoto) et 4 au Concertgebouw d'Amsterdam; aucun par contre à la Philharmonie de Vienne, nettement conservatrice, il est vrai.
Pour la petite histoire, en 2012, Yuzuko Horigome, vainqueur du Reine Elisabeth (1980), s'est vue confisquer son Guarneri del Gesu de 1741 par la douane de l'aéroport de Francfort au motif qu'elle ne pouvait prouver illico que l'instrument lui appartenait en bonne et due forme. Rassurez-vous, tout s'est finalement arrangé sans qu'elle ait eu à payer l'amende réclamée de 380000 euros !
La théorie musicale, au sens où nous l'entendons - étude des gammes, des modes, des accords, des rythmes, de la polyphonie, ... - n'a jamais concerné les musiciens (traditionnels) japonais, d'où leur étonnement quand ils ont découvert, vers 1900, le degré de sophistication auquel les occidentaux étaient parvenus en 1000 ans de recherches patientes. Désireux de combler ce retard millénaire et plutôt bons élèves, ils se sont mis au travail, étudiant, (re)copiant et dans le meilleur des cas (ré)inventant une musique proche de leur sensibilité ancestrale et/ou des modes en vogue en Europe ou ailleurs. Ont-ils réussi, voilà qui va nous occuper.
Nous le ferons avec les moyens du bord, en espérant que le peu de cette musique réellement diffusée soit le reflet à peu près exact de la production musicale de ce pays. Soyez prévenus cependant que tout n'y est pas du meilleur goût, telle cette fade Symphonie, bien trop banale pour qu'on en cite l'auteur. Si, par souci d'objectivité, je mentionne un maximum de musiques dans cette présentation, je prends le risque d'attirer votre attention sur quelques coups de coeur personnels en usant d'une couleur bleutée du plus bel effet. Elle sera utile à tous ceux qui, pressés, se satisfont d'un simple "City-Tour".
Yonejirō Suzuki (1868-1940) a fondé le Conservatoire de Tokyo, en 1907, encourageant ses musiciens en herbe à faire un stage en Europe : en Allemagne, toujours auréolée du fait d'une domination séculaire, mais aussi en Russie et en France, désormais en position dominante au début du 20ème siècle. Après la deuxième guerre mondiale, l'Europe est un peu passée au second plan : la reconstruction d'un Japon défait est passée par un partenariat obligé avec l'ex-ennemi américain, vaguement culpabilisé d'avoir utilisé l'arme nucléaire. Quelques artistes japonais ont effectivement trouvé aux USA des possibilités de contacts et d'échanges fructueux et certains s'y sont même définitivement installés. L'éclosion de la maison Sony Classical date de cette époque.
Le pionnier du classicisme à l'occidentale fut Kosaku Yamada (1886-1965), le premier vraisemblablement à avoir écrit des quatuors et des symphonies (Triumph and Peace, Inno Meiji). Soyons lucides, ces oeuvres sont trop tardivement à l'écoute des styles des professeurs Max Bruch et Antonin Dvořák pour mériter la palme de l'originalité. Réécoutez cependant Inno Meiji vers 13:35 pour y découvrir des tournures de phrases pittoresques. Cette symphonie a été enregistrée chez Naxos en même temps que ses consoeurs surnommées Nagauta & Maria Magdalena, la première tournée vers la tradition vocale nippone et l'autre regardant plus ambitieusement vers le Richard Strauss des poèmes symphoniques, une surprise agréable. Nous ne saurons jamais dans quelle direction se serait développé le talent évident de Koichi Kishi (1909-1937) : il est décédé prématurément d'une crise cardiaque à l'âge de 28 ans. Violoniste de formation, on lui doit précisément un beau concerto romantique écrit à une époque (1933) où cela ne se faisait plus guère. Reconnaissons-lui une belle fluidité de langage.
Désigner le podium des musiciens nippons les plus remarquables est une entreprise périlleuse. Un sondage parmi les experts couronnerait à coup sûr Takemitsu et je ne prendrai par le risque de faire exception même si je trouve sa musique parfois un peu ennuyeuse. J'ai beaucoup moins de doute envers Miyoshi et Nishimura, dont l'oeuvre m'apparaît tellement plus stimulante.
Toru Takemitsu (1930-1996) ne s'est jamais senti directement concerné par la musique traditionnelle de son pays mais assez ironiquement il a été attiré par les styles de Debussy et Messiaen qui en avaient exploré les sonorités ! Affectionnant les titres élaborés (From me flows what you call Time, A Flock Descends into the Pentagonal Garden, ici superbement dirigé par Seiji Ozawa), il a tenté d'exporter en musique l'écriture non-linéaire des calligraphies japonaises. C'est particulièrement sensible dans Arc, pour piano & orchestre, qui voit le soliste se promener au sein d'un orchestre arrangé en secteurs, comme dans un jardin japonais. Requiem pour cordes, l'oeuvre qui l'a fait connaître, To the Edge of Dream, Autumn, Nostalghia et surtout le magique Rain Tree sont autant de pièces introspectives surprenantes pour un auditeur qui est habitué aux phrases musicales. Plutôt que d'essayer de (ré)concilier les traditions occidentale et orientale, Takemitsu a au contraire tout fait pour les faire coexister au sein d'une oeuvre cohérente.
Akira Miyoshi (1933-2013) a incarné mieux que tout autre la fascination exercée par la France : bien avant de se rendre à Paris, en 1955, il s'est familiarisé avec notre langue, au Département de littérature française de l'Université de Tokyo. Musicien prodige (il a commencé dès l'âge de 3 ans !), il a été couronné au Japon (pour la première fois mais il y eut d'autres !) pour sa Sonate pour piano, composée alors qu'il avait 20 ans. Son séjour de deux ans dans l'Hexagone a été marqué par l'influence bienfaisante d'Henri Dutilleux (1916-2013). Les oeuvres que j'ai pu extraire d'un catalogue par ailleurs incomparablement plus fourni mais inaccessible à l'écoute font preuve d'une maîtrise confondante (Concerto pour orchestre, Trois Mouvements symphoniques, Litania for Fuji, Quatuor n°3).
Akira Nishimura (1953- ) est, à mon humble avis, le musicien le plus intéressant. Son oeuvre, constamment accessible, est variée et hautement personnelle. Si elle est difficile d'accès c'est à prendre uniquement au sens littéral : les circuits de distribution ne font pas leur travail. Professeur au Conservatoire de Tokyo, il compose dans tous les styles avec une facilité déconcertante. Ecoutez en priorité le Quatuor n°2 (dont un prodigieux finale démarrant vers 10:40) et convenez que c'est du grand art. D'autres oeuvres tout aussi intéressantes sont l'atmosphérique Mantra of Light, pour choeur de femmes et orchestre, le minimaliste Mirror of Stars, Avatara Kurma, pour piano préparé, et Heterophony, pour deux pianos & orchestre. Il est également l'auteur de symphonies et de concertos mais je n'ai à vous proposer que cette étonnante Hétérophonie pour la danse en Orbite, frustrant ! Nishimura a collectionné les prix internationaux de composition dont celui du concours musical international Reine Élisabeth (Composition 1977) : qui se souvient encore, à Bruxelles, de son Concerto pour quatuor ?
J'aurais aimé compléter ce palmarès avec Karen Tanaka (1961- ), une des rares musicienne à s'imposer dans le domaine de la composition. Elle a étudié au Japon puis en France et enseigne à présent aux USA. Le peu que je connais de son oeuvre me plaît énormément mais c'est hélas insuffisant pour forger une opinion définitive : son piano en jette plein les oreilles dans la pièce moderne Crystalline II et il charme dans la romantique Enchanted Forest.
Nous avons tous souri à l'évocation des touristes japonais déambulant dans Venise, l'appareil photographique en bandoulière, et ne s'écartant guère des lieux emblématiques, la Place St Marc ou le Pont des Soupirs. Un fort contingent de compositeurs japonais n'ont guère procédé autrement, innovant peu et se contentant la plupart du temps d'emprunter des chemins maintes fois foulés. Parfois cependant ils se sont distingués :
Akira Ifukube (1914-2006), un musicien certes facile mais attachant, incarne cette hésitation permanente entre musique de film et de concert : connu comme l'auteur de la musique de Godzilla, sa passion véritable a toujours été la "Grande Musique" pour laquelle il a écrit des pages évocatrices, Rapsodie japonaise, Ritmica Ostinata, Symphonie Tapkaara, Symphonie concertante et des ballets, Fire of Prometheus, presque plus russe que ses modèles, ou l'orientalisant Shaka (indisponible), sucré à souhait pour ceux qui aiment cela. Pipa Xing, tentative d'intégration du koto à 25 cordes à l'orchestre symphonique et surtout Kugo Ka vous convertiront-t-ils au vénérable instrument, puisant par instants dans la gestuelle des suites pour luth de Bach ? Ce ne serait que justice !