"J’ai trouvé fort belle, dans la plus sérieuse acception du terme, une symphonie de M. Théodore Gouvy. Il faudrait plus d’espace que je n’en ai ici pour rendre seulement une demi-justice à cette production remarquable, dont l’adagio (NDRL : c'est plutôt un andante ), conçu dans une forme nouvelle et sur un plan colossal, m’a fait éprouver autant d’étonnement que d’admiration. Qu’un musicien de l’importance de M. Gouvy soit encore si peu connu à Paris, et que tant de moucherons importunent le public de leur obstiné bourdonnement, c’est de quoi confondre et indigner les esprits naïfs qui croient encore à la raison et à la justice de nos mœurs musicales."
Ainsi s'exprimait Hector Berlioz à propos de la Symphonie n°1 de Théodore Gouvy (Journal des Débats du 13 avril 1851, une gazette à laquelle il a collaboré pendant 30 ans). Berlioz, qui n'avait pourtant pas sa langue en poche, ne précisait pas quels musiciens entraient dans la catégorie des moucherons. Comme à son habitude, il forçait le trait, trouvant "nouveau" et même "colossal" un troisième mouvement qu'avec le recul nous qualifierions plutôt de noblement mélodique, ce qui n'est certes pas plus mal. L'exagération a toujours fait partie des figures de styles préférées de Berlioz, un raccourci qu'il utilisait pour convaincre plus rapidement ses lecteurs.
Louis Théodore Gouvy (1819-1898) est né à Goffontaine, en Allemagne, comme ce nom ne l'indique pas (actuellement dans la grande banlieue de Sarrebruck). Il est donc né prussien contrairement à deux de ses deux frères aînés qui étaient français ! Ce point, nullement un détail pour la suite, vaut un mot d'explication.
Les visées de la France sur (la région de) la Sarre remontent au règne belliqueux de Louis XIV. Sarrelouis fut érigée et fortifiée, en 1680, par Vauban afin de servir de défense avancée à l'est de la France. Un bon siècle plus tard, en pleines conquêtes expansionnistes, Napoléon fit même de la Sarre un département français à part entière jusqu'à ce que la défaite de Waterloo entraîne le retour à la Prusse. La France tenta de renverser la vapeur lors du Traité de Versailles (1919) mais le président Wilson s'opposa à ce que la Sarre soit mise sur un pied d'égalité avec l'Alsace-Lorraine. Ce ne fut qu'après la seconde guerre mondiale, en 1956, que la Sarre réintégra définitivement l'Allemagne, au terme d'une consultation populaire sans appel. Ne vous rendez pas à Sarrelouis croyant pouvoir admirer la maquette ci-contre en grandeur nature : les fortifications ont souffert d'une histoire chahutée et ce n'est que depuis peu que ses habitants s'occupent de remettre en valeur ce qu'il en reste.
Naître en Sarre avant ou après 1815 vous étiquetait donc d'office français ou prussien. C'est pourtant bien en français que le petit Théodore a été bercé par sa mère, un élément à toujours prendre en compte pour apprécier l'idiome d'un futur musicien. Bilingue mais d'éducation francophile, Gouvy s'est naturellement tourné vers la France pour y poursuivre les études de droit, auxquelles son père le destinait. Il ne s'y tint pas car seule la musique l'intéressait (Un revirement facilité par le décès du père !). Barré d'accès au Conservatoire de Paris à cause de sa nationalité (Liszt avait connu une mésaventure similaire, en 1823), il dut se rabattre sur l'enseignement privé d'Henri Hertz, pour le piano, de Carl Eckert pour le violon et d'Antoine Elwart pour la théorie. Gouvy rattrapa le temps perdu avec une belle rapidité comme en témoigne sa Symphonie n°1, tant louée par Berlioz et composée alors qu'il avait 26 ans.
La faire jouer ne fut pas simple car à cette époque, la Société des Concerts du Conservatoire (Orchestre de Paris depuis 1927), créée et dirigée (dans tous les sens du terme) par François-Antoine Habeneck, programmait prioritairement les symphonies de Beethoven (Une à chaque concert !), parcimonieusement celles de Haydn, Mozart, Weber et Mendelssohn et occasionnellement celles de George Onslow, Henri Reber et Félicien David (Demandez le programme !). Habeneck a toutefois créé la Fantastique de Berlioz, en concert hors-abonnement, mais de Gouvy point. C'était d'autant plus étrange qu'un inconnu aussi illustre que Scipion Rousselot (1800-1857) eut, par deux fois, les honneurs de l'affiche !
Tout autre que Gouvy se serait découragé mais les dividendes des forges paternelles, entre-temps reprises par son frère Alexandre (né prussien comme lui), l'avaient définitivement mis à l'abri du besoin. Pour créer sa Symphonie n°1, il put louer une salle et recruter des musiciens, essentiellement issus du monde du théâtre lyrique. Il put également voyager et, sur les recommandations de ses amis et collègues allemands résidant à Paris, il eut la chance de diriger ses symphonies à la tête du fameux Gewandhaus de Leipzig, déjà un Temple à l'époque. Lors de ces voyages, il fréquenta Rossini à Bologne, Spohr à Francfort, Hiller à Cologne, Mendelssohn à Leipzig, Meyerbeer et Liszt à Berlin, sans compter Dresde, Prague, Nuremberg et Mannheim, où il fréquenta Gade, Reinecke, Gernsheim, (Clara) Schumann, Brahms, Bruch et Tchaïkovsky. Ces rencontres ont incontestablement marqué son écriture et vous trouverez dans les illustrations musicales qui suivent quantité de références à des musiques entendues Outre-Rhin, singulièrement Mendelssohn, Schumann et Beethoven.
Un désordre par omission règne dans le catalogue des oeuvres de Gouvy : hors de 160 partitions recensées, seule une bonne moitié a été éditée et numérotée. Le reste, heureusement pas l'essentiel, attend toujours qu'on l'exhume.
Le plat de résistance de l'oeuvre de Gouvy est constitué des 6 symphonies effectivement numérotées plus 3 oeuvres du même genre, diversement sous-titrées (Fantaisie symphonique, Symphonie brève & Sinfonietta). La première promettait (et pas seulement son andante tant apprécié par Berlioz !) : écoutez encore le très schumannien début de son allegro initial . La deuxième commence également de la plus belle façon et la quatrième se souvient d'entrée de la rythmique beethovenienne. La sixième, composée 20 ans plus tard, (me) déçoit un peu, peinant à imposer le recyclage de pages antérieures.
La disparition de Habeneck, en 1849, a ouvert la Société des Concerts du Conservatoire à davantage de créations symphoniques françaises mais Gouvy a rarement bénéficié de cette ouverture. Il eut un peu plus de chance lorsque Jules Pasdeloup fonda, en 1861, la concurrente Société des jeunes Artistes du Conservatoire (Les Concerts Pasdeloup existent toujours !).
L'ensemble des symphonies a fait l'objet d'un enregistrement intégral chez CPO : l'orchestre est allemand (Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Keiserslauten) et le chef est français (Jacques Mercier), une belle illustration de la collaboration retrouvée entre les régions Sarre et Lorraine.
Les 20 années qui séparèrent les symphonies 5 et 6 furent largement consacrées à la musique de chambre. On y découvre de belles pages telles un Septuor et un Octuor pour instruments à vents cultivant cette légèreté typiquement française que l'on retrouvera à chaque décennie ultérieure, jusque chez Poulenc. Un CD extrêmement réjouissant paru chez KV617 les reprend, associées à la Petite Suite Gauloise.
Les pages à 3 (Trio n°3, opus 19 ), 4 (Quatuor à cordes n°5, opus 68 ) et 5 parties (Quintette à clavier, opus 24 , Quintette à cordes, opus 55, le seul édité d'un ensemble qui en comprend 6) sont nettement marquées par l'influence de Beethoven. Le genre le plus présent au catalogue est le Quatuor à cordes, 11 oeuvres dénombrées dont 6 seulement numérotées. Les quatuors de jeunesse attendent toujours une édition tandis que le dernier, en sol majeur, est resté en parties séparées au décès du compositeur. Elles ont récemment été assemblées par Pierre Thilloy (Bondissant scherzo ) et l'enregistrement paru chez K617 est d'autant plus incontournable qu'il propose en sus le Quintette opus 55. Par parenthèse, Thilloy est un compositeur français, né en 1970, qui écrit de belles choses consonantes, par exemple Khojaly 613, mais vous en trouverez d'autres sur son site, visite recommandée !
Les oeuvres pour piano sont relativement peu nombreuses, se partageant entre pages d'album dont beaucoup demeurent inédites (Superbes 24 Sérénades dont quelques-unes ont été enregistrées par Emmanuelle Swiercz, ici la n°2 ) et quelques oeuvres plus ambitieuses (Sonate n°1, opus 17, une oeuvre qui mériterait une interprétation plus détendue).
Les Sonates pour piano à 4 mains (opus 36, 49, 51) sont d'autant mieux venues que le genre est peu présent au répertoire. Vous les trouverez sur un CD gravé chez Sony, magistralement interprétées par le duo germano-israélien Yaara Tal & Andreas Groethuysen.
L'incursion de Gouvy en musique vocale s'est faite à plusieurs niveaux.
Comme tous les musiciens français de l'époque, il s'est essayé à l'opéra. Peinant à trouver sa place entre les esthétiques italienne et wagnérienne, il n'insista pas au-delà du deuxième essai : Mateo Falcone (Ou Fortunato) est un opéra de poche mettant en scène les personnages de la nouvelle de Mérimée tandis que Le Cid s'avère nettement plus ambitieux. Il vient enfin d'être remont(r)é (en langue allemande) à Saarbrücken, en juillet 2011.
Quelques oratorios profanes ont tardivement enrichi le répertoire : si nous ne savons encore rien de Polyxène (1894), deux volets de la Trilogie grecque, Oedipe à Colone (1880), Iphigénie en Tauride (1883) et Electre (1886), ont été enregistrés et le résultat est impressionnant, surtout Iphigénie. Ces oeuvres au livret indifféremment bilingue furent créées en Allemagne et elles sont en cours d'enregistrement, chez CPO et en français cette fois, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane de Venise, une Fondation plus que jamais au service de la musique romantique française.
Les Cantates sont de moindre importance, en tous cas celles qui sont disponibles, "Egill" et "Le Printemps". "Le Calvaire", "La Religieuse" et "Asliger" attendent de me contredire.
Enfin, deux chefs-d'oeuvre dominent la production religieuse : le Requiem (1874) et le Stabat Mater (1875). Tous deux ont été enregistrés chez K617.
On peut légitimement s'étonner de l'oubli qui a progressivement frappé la musique de Gouvy. Trop allemand pour les français et trop français pour les allemands, la position du musicien n'a jamais vraiment été confortable et le conflit armé de 1870 n'a, à terme, rien arrangé. L'avènement des temps modernes, qu'il ignora, acheva de le marginaliser.
Aujourd'hui, la Lorraine mais aussi la Sarre redécouvrent cet excellent musicien et elles l'honorent. L'Université de la Sarre lui a consacré un colloque et un Institut Gouvy existe depuis 1995, installé dans la villa qu'Alexandre avait fait construire à Hombourg-Haut et où Théodore a vécu ses trente dernières années. On en attend qu'il prospecte et enregistre l'oeuvre encore inédite et qu'il propose une biographie du musicien, en langue française, venant concurrencer la seule actuellement disponible en allemand (Otto Klauwell : Theodor Gouvy, sein Leben und seine Werke, 1902). Deux thèses dues à René Auclair et Martin Kaltenecker pourraient servir de point de départ.