On sait que la perte de la première guerre mondiale a coûté un prix exorbitant à l'Empire austro-allemand et pas seulement en argent : non seulement c'en était (provisoirement) fini de ses ambitions belliqueuses mais, plus grave encore, de son hégémonie musicale, brisée après 200 ans de règne sans grand partage. Gustav Mahler mort en 1911, il n'y avait plus que Richard Strauss (1864-1949), essentiellement réfugié dans l'opéra, pour être encore en mesure de porter un flambeau vacillant.
S'il est courant de sceller ainsi le sort de la musique germanique, comme si elle avait été frappée d'extinction, rien n'est cependant plus inexact et les destins croisés de deux musiciens remarquables, Hans Pfitzner et Franz Schreker, sont là pour nous le rappeler. Tout les rassemble et cependant tout les oppose :
Note. En 1944, l'Allemagne nazie agonisait mais cela ne l'empêchait nullement d'encore vaquer à des occupations passablement futiles. Le Ministère de la propagande du Reich se mit en tête de dresser la liste des artistes définitivement dispensés de toute mobilisation effective. Rayon musique, elle reprenait les compositeurs, Werner Egk (1901-1983), Harald Genzmer (1909-2007), Josef Marx (1882-1964), Carl Orff (1895-1982) et Ernst Pepping (1901-1981), ainsi que les chefs d'orchestre, Hermann Abendroth (1883-1956), Karl Böhm (1894-1981), Eugen Jochum (1902-1987), Herbert von Karajan (1908-1989) - vous avez bien lu ! - , Hans Knappertsbusch (1888-1965), Joseph Keilberth (1908-1968), Clemens Krauss (1893-1954), Hans Schmidt-Isserstedt (1900-1973) et Carl Schuricht (1880-1967)). Hans Pfitzner appartenait mieux encore à la catégorie d'excellence (Unersetzlich = irremplaçables), au même titre que Richard Strauss (1864-1949) et Wilhelm Furtwängler (1886-1954).
Note. On ne s'étonnera guère d'apprendre que cette liste était nettement plus longue que la précédente, reprenant les compositeurs, Walter Braunfels (1882-1954), Hanns Eisler (1898-1962), Hans Gal (1890-1987), Berthold Goldschmidt (1903-1996), Karl Amadeus Hartmann (1905-1963), Paul Hindemith (1895-1963), Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), Ernst Krenek (1900-1991), Arnold Schönberg (1874-1951), Ernst Toch (1887-1964), Bruno Walter (1876-1962), Anton Webern (1883-1945), Kurt Weill (1900-1950), Egon Wellesz (1885-1974), Alexander von Zemlinsky (1871-1942) et Franz Schreker (1878-1934). Et je ne parle pas de tous ceux qui ont été rayés de la liste pour cause de "décès prématuré" : Pavel Haas (1899- 1944), Gideon Klein (1919-1945), Hans Krasa (1899-1944), Ervín Schulhoff (1894-1942), Viktor Ullmann (1898-1944), etc.
Pfitzner composa jeune, dès l'âge de 11 ans, bien avant la fin de ses études. Fraîchement diplômé, il vécut de quantité de petits boulots, d'enseignement (Coblence), de direction d'orchestre et de maisons d'opéras de seconde zone (Mainz, Berlin). En 1908, on le retrouva en poste à Strasbourg - allemande à cette époque ! - où il trouva enfin les moyens d'affirmer ses propres oeuvres, plutôt boudées jusque-là.
La fin de la guerre et le retour de l'Alsace à la France entraîna la perte de tous ses privilèges. Il en conçut une amertume assez compréhensible, aggravée par l'idée que son oeuvre était largement sous-estimée y compris par ses compatriotes. Des deuils familiaux aggravèrent un état dépressif latent que le succès remporté par son opéra majeur, Palestrina, ne guérit pas vraiment.
Cette oeuvre monumentale, que vous ne pouvez ignorer, à la croisée du wagnérisme et d'une tradition héritée de la Renaissance, avait connu, en 1917, une création sensationnelle sous la baguette enthousiaste de Bruno Walter.
L'oeuvre a été enregistrée plusieurs fois et l'enregistrement Kubelik ci-contre devrait vous donner toute satisfaction (Ecoutez quelques extraits de cet enregistrement). On ne peut que regretter que Palestrina ne soit pas monté plus souvent à la scène, ce serait l'occasion de montrer de l'intérêt pour la musique d'un compositeur sous-estimé, à l'Ouest, pour des raisons extra-musicales pas toujours convaincantes :
La position de Pfitzner a fait l'objet d'études plus récentes d'où il ressort une image nettement plus convenable : non seulement Pfitzner n'obtint jamais les faveurs matérielles qu'il espérait peut-être secrètement, mais il finit par agacer les autorités par son refus de discriminer les artistes juifs, compositeurs ou interprètes, en particulier Bruno Walter. Les mêmes autorités lui reprochèrent également de déployer davantage de zèle à défendre le romantisme classique de Brahms plutôt que l'épopée wagnérienne, chère au Führer.
Maintenant que la chasse aux trésors oubliés est ouverte toute l'année, on ne s'étonne guère de voir le label CPO s'intéresser à l'oeuvre de Pfitzner. Bien qu'inégale, elle réserve de réelles et agréables surprises, que l'on présente brièvement :
Franz Schreker a connu un destin bien différent. Ses débuts furent prometteurs, singulièrement à l'opéra où il remporta immédiatement de grands succès, en particulier avec son chef-d'oeuvre, Die Gezeichneten, créé à Francfort dès la fin de la guerre, 1914-18. Pendant la république de Weimar, il fut même le compositeur d'opéra le plus représenté, après Richard Strauss. La liste de ses oeuvres théâtrales comprend 8 autres oeuvres, certaines créées par quelques chefs célèbres, Flammen (1901/02), Der ferne Klang (1903) - Attention, chef-d'oeuvre ! - , Das Spielwerk und die Prinzessin (1908), remanié en 1915 sous le titre Das Spielwerk, Der Schatzgräberv (1915) - le sommet (mondain, je précise) de sa carrière - , Irrelohe (Otto Klemperer, 1924), Der singende Teufel (Erich Kleiber, 1928), Christophorus (oder Die Vision einer Oper) (1925). Der Schmied von Gent, oeuvre tardive, fut interdite de création et l'injustice ne fut réparée qu'en 1978. Le label Capriccio s'est courageusement investi dans ce répertoire peu fréquenté et ses enregistrements sont comme souvent de bonne qualité; vous les trouverez au catalogue de la maison-mère Naxos.
Le destin de Schreker bascula lors de l'avènement du National-Socialisme. Celui-ci ne pouvait admettre que le compositeur puise une partie de son inspiration dans l'iridescence impressionniste française (Symphonie de Chambre). L'heure était aux canons wagnériens, non seulement musicaux mais aussi dramaturgiques, en rapport avec l'idée romantique de rédemption qui baigne l'univers du maître de Bayreuth. A côté de Parsifal, Die Gezeichneten contraste par l'étalage de toutes les turpitudes possibles en ce bas monde, cela ne pouvait passer la nouvelle censure.
Mort beaucoup trop tôt, d'un accident cardiaque, Schreker ne vit pas l'extinction finale du régime qui l'avait broyé. Aujourd'hui, sa musique refait surface, resplendissante même si elle n'a pas encore retrouvé le chemin de nos salles de concert. Gageons que cela ne saurait tarder sinon ce serait à désespérer de tout. Son style est à l'intersection de tous les genres en vigueur à l'époque, Postromantisme, Naturalisme, Symbolisme, Impressionnisme, Expressionisme et nouvelle Objectivité, vivifiés par un talent exceptionnel.
Sauf Der Wind, pour clarinette, cor, violon, violoncelle & piano et une Sonate de jeunesse (1898), pour violon & piano, l'essentiel de son oeuvre instrumentale est symphonique : Symphonie, opus 1 (incomplète, le dernier mouvement est perdu), Intermezzo pour cordes, opus 8 (incorporé ultérieurement dans la Suite romantique, opus 14), Scherzo, pour cordes (plage 4), Schwanensang, opus 11, Ekkehard, opus 12 (superbe Ouverture symphonique), Ouverture fantastique, Op. 15, Nachtstück - en fait un interlude de l'opéra, Der ferne Klang - , Festwalzer und Walzerintermezzo, Valse lente - adorable - , Ein Tanzspiel, Scherzo, Fünf Gesänge, Der Geburtstag der Infantin, Vom ewigen Leben, pour soprano & orchestre, Petite Suite, ... .
J'ai malheureusement perdu la trace d'un beau récital de Dominik Wörner chantant, en récital, quelques lied vraiment pas comme les autres (Spuk, Das feurige Männlein). Le label Channel a consacré 2 volumes aux lied de Schreker, avis aux amateurs car c'est à découvrir !
Aujourd'hui, l'oeuvre de Schreker, surtout opératique, connait un regain d'intérêt en Allemagne, en Autriche et même aux USA. C'est le Festival de Salzbourg qui a donné le coup d'envoi, en 2005, en produisant Die Gezeichneten, sous la direction de Kent Nagano. Der ferne Klang puis Irrelohe ont suivi.
Je termine en mentionnant brièvement les carrières de chefs d'orchestre de Pfitzner et de Schreker : du premier, on a conservé des enregistrements poussiéreux de symphonies classiques (On les aurait perdus que cela n'aurait rien changé pour nous : écoutez le poussif début de sa Pastorale, qu'on croirait repiquée par erreur de 78 tours en 33 tours/min). Quant au second, il s'illustra plus sûrement en créant deux oeuvres majeures de Schönberg, Friede auf Erden et Gurre-Lieder. Au fond cette ultime comparaison résume les autres : à l'exception de Palestrina, l'oeuvre musicale de Pfitzner demeure un cran en-dessous de celle de Schreker, ce qui n'est nullement dédaigneux de ma part.