Lorsque Serge Prokofiev (1891-1953) comprit que le régime que la Russie s'apprêtait à mettre en place ne lui permettrait pas de s'exprimer en toute indépendance, il décida, en 1918, de s'expatrier, aux Etats-Unis dans un premier temps. C'est aux USA qu'il fit la rencontre de la cantatrice d'origine espagnole, Carolina Godina, mieux connue sous son nom d'artiste, Lina Llubera, puis sous son nom d'épouse, Lina Prokofieva. C'est en Allemagne qu'ils se marièrent, en 1923, puis à Paris qu'ils s'établirent jusqu'à ce que le mal du pays rattrape Serge, en 1936 et que le couple se distende. Ensemble, ils eurent deux fils, Sviatoslav (1924-2010), architecte de métier, et Oleg (1928-1998), artiste-peintre et poète dissident.
Les oeuvres picturales de ce dernier ne m'émeuvent pas particulièrement mais le fait demeure qu'elles sont (re)connues, y compris en URSS, et que beaucoup sont exposées au musée national des arts de Moscou, la Galerie Tretiakov. Le profil stylisé reproduit ci-contre est un clin d'oeil au père.
Gabriel Prokofiev (1975- ), fils d'Oleg, est citoyen britannique sans autre lien avec la Russie que celui qui le relie à son illustre grand-père. Bien qu'il ait suivi un cursus musical complet, il n'a, dans un premier temps, pas cherché à exploiter les connaissances acquises. Obligé de se (re)faire un nom et, sans doute, de faire bouillir la marmite, il a cherché sa voie dans une musique expérimentale multiple qui mélange les styles à la mode - hip-hop, funk et électro - en tentant de préserver les exigences de la culture classique. Dans le but de fonder sa démarche, il a ouvert, en 2004, une discothèque branchée, censée redéfinir les canons du partage entre tous publics et musiciens, et il a créé sa propre maison d'édition, NonClassical. Constamment à la recherche de sonorités inédites, il s'est spécialisé dans le remix d'oeuvres venues de tous les horizons alternatifs n'hésitant pas à combiner les instruments traditionnels et électroniques. N'étant nullement spécialiste des genres en question ni particulièrement attirés par eux, vous n'en apprécierez que davantage l'effort que je fais en vous soumettant un spécimen du travail accompli, un remix de la plage 7 de l'album des Cortical songs de son collègue, John Matthias (Cliquer sur "Reveal 12 more tracks" pour accéder à la plage en question). Quant à Voyage I, il explore les possibilités de supports percussifs triviaux avec un certain souci du beau son.
Depuis quelques années, Gabriel Prokofiev, peut-être à l'abri du besoin ou, qui sait, (re)visité par les Mânes grand-paternels, a entrepris de renouer avec la science musicale sans nécessairement renoncer à l'expérimentation. C'est qu'avec le temps, il a compris que les instruments traditionnels, loin de constituer un arsenal muséal, représentent au contraire l'aboutissement d'une évolution qui n'est aucunement le fruit du hasard. De nouvelles sources peuvent certes séduire par leur potentiel sonore mais elles produisent le plus souvent des sons désincarnés d'une qualité acoustique incertaine. Le compositeur a particulièrement redécouvert la richesse du violoncelle dont le chant ne craint, de fait, aucune concurrence. La rencontre avec le violoncelliste Peter Gregson a sans doute été décisive à cet égard comme en témoigne cette collaboration intitulée Jerk Driver. Outta Pulser, pour 9 violoncelles, est une pièce prenante à découvrir de même que le Concerto pour violoncelle & orchestre, créé en 2013 à Saint Pétersbourg.
Depuis lors, ce sont tous les instruments de l'orchestre symphonique qui réintègrent progressivement l'univers musical de Gabriel Prokofiev :
La liste complète des oeuvres du musicien est consultable sur son site web. Par ailleurs, le lecteur qui souhaite l'entendre défendre sa vision de la musique contemporaine peut se reporter à cet interview retranscrit ou à cet autre, en français.
Même s'il n'a pas encore trouvé totalement sa voie, il me semble ne pas prendre de grands risques en affirmant qu'on entendra de plus en plus souvent parler de (la musique de) Gabriel Prokofiev. Je prends donc ce pari, ne désirant pas faire partie des frileux qui attendent que Picasso soit mort depuis 20 ans pour déplorer qu'ils ne peuvent plus se payer une de ses toiles.