C'est en préparant une prochaine chronique réservée à l'histoire de la musique française que j'ai fait la connaissance - virtuelle - de Jérôme Ducros (1974- ). J'ai immédiatement souhaité vous faire partager cette rencontre : si le musicien a beaucoup à offrir, l'homme pose également un regard critique particulièrement acéré sur la création musicale contemporaine.
Pianiste provincial, Jérôme Ducros est entré au Conservatoire de Paris à 15 ans. En 1994, il a participé au premier Concours International de Piano Umberto Micheli, se tenant à la Scala de Milan devant un jury prestigieux (Maurizio Pollini, Luciano Berio, Louis Lortie, ...). Il y obtint le Deuxième Prix (Premier Prix : Gianluca Cascioli), ainsi que le Prix spécial pour la meilleure interprétation de la pièce imposée, "Incises", de Pierre Boulez.
Ce premier succès international a largement contribué à lancer la carrière de Ducros, le travail faisant le reste. Depuis lors, les concerts se succèdent : aux festivals de Montpellier, de Sceaux, de la Roque d'Anthéron ou de Deauville mais aussi dans quelques salles prestigieuses, en France (Théâtres des Champs-Élysées et du Châtelet, Salle Pleyel, Radio-France, ...) et à l'étranger (Londres, Amsterdam, Bruxelles, Tokyo, ...).
Grand amateur de musique de chambre, il collabore avec Augustin Dumay, Michel Portal, Michel Dalberto, Nicholas Angelich, Franck Braley, Paul Meyer, Gérard Caussé, Tabea Zimmermann, Jean-Guihen Queyras, Henri Demarquette, Jérôme Pernoo (Un CD Beethoven proposant notamment une transcription pour violoncelle & piano de la Sonate à Kreutzer, due à la plume de l'élève Carl Czerny), les frères Capuçon (Un CD Schubert avec Renaud Capuçon) et même quelques voix célèbres, Dawn Upshaw (Un CD de mélodies françaises rarement entendues) et Philippe Jaroussky (Il a accompagné ce dernier dans l'enregistrement, Opium, consacré à d'autres mélodies françaises. Ne manquez pas "A Chloris" de Reynaldo Hahn, à partir de 1'47").
Jérôme Ducros s'essaye, apparemment depuis peu, à la composition pour un résultat interpellant, c'est le moins que l'on puisse dire. Je suis en mesure de vous faire entendre un extrait d'un Trio à clavier, daté de 2009 et une mélodie avec accompagnement de chambre, datée de 2010, Heures Claires. A première écoute, rien de neuf dans cette musique, immédiatement romantique. Pourtant, même en 2011, elle sonne parfaitement juste, jamais anodine ni dépassée (par qui, par quoi ?) ni désuète. En dépit de son style 19ème, parfaitement assumé, elle apparaît intemporelle. Il y a une leçon à tirer de cette écriture que l'on croyait obsolète voire "interdite" et cette leçon, le musicien nous la commente dans une interview solidement argumentée, accordée au portail de pianobleu.
J'ai exposé, par ailleurs (Musique 2001) mes vues personnelles sur les malentendus qui ont égaré une partie de la création musicale pendant les années 1950-2000 et je me réjouis qu'un artiste de la trempe de Jérôme Ducros pose un regard similaire. Voici donc son avis de professionnel, qui tient dans une réponse à la question posée par l'interviewer (cette réponse est longue mais je n'ai pas voulu y ôter une ligne) :
Question : En 1994 vous avez obtenu un Prix spécial pour la meilleure interprétation d'Incises, de Pierre Boulez. Qu'avez-vous pensé de cette pièce en la découvrant ? Qu'en pensez-vous, aujourd'hui et jouez-vous souvent des œuvres de Pierre Boulez ?
Réponse de Jérôme Ducros : À cette époque, embarrassé par mon incapacité à aimer réellement la musique contemporaine, je battais ma coulpe. Je me sentais étranger à ce monde et à sa phraséologie (une pièce était toujours « intéressante », ce qui me semblait le comble de l’appréciation désincarnée. Aurait-on eu l’idée de juger Bach, Mozart ou Beethoven « intéressants » ? Dit-on de la personne qu’on aime qu’elle est « intéressante » ?). L’enseignement académique nous inculquait jour après jour qu’un rejet de Stockhausen, en 1990, équivalait à un rejet de Beethoven, en 1820. Je n’avais à l’époque ni les moyens intellectuels ni les connaissances pour réaliser qu’une telle affirmation était un parfait contresens. Ce n’était pas un compositeur, seul contre tous, que je n’appréciais pas, mais bien au contraire une mode, suivie par tous les compositeurs reconnus, souvent triplement reconnus – par le Ministère, par la critique et par l’Académie. Ainsi, longtemps, j’ai exclu la possibilité de m’opposer à une doxa si solide; j’ai considéré que mon désamour pour cette musique était le fait de mon incompétence, d’une propension suspecte à la nostalgie, d’un passéisme coupable et incurable avec lequel il me faudrait vivre. Je n’étais pas en mesure de recenser les incroyables paradoxes dont la vision officielle de l’histoire de la musique était porteuse : les thuriféraires de la modernité admiraient dans l’histoire de l’art ceux qui s’étaient opposés, mais refusaient qu’on s’oppose à eux; les apologistes de l’évolution, du changement, de l’avancée artistique souhaitaient que la musique soit désormais contemporaine – dans l’acception stylistique du mot – pour les siècles des siècles, autant dire : que désormais plus rien ne bouge; des professeurs de Conservatoire, des artistes décorés par l’État, des conseillers du ministère fustigeaient l’académisme sans se figurer un seul instant qu’ils en étaient l’incarnation historique; la figure de l’iconoclaste avait désormais valeur d’icône sans que cette singularité ne semble troubler ceux qui en étaient au cœur. Au prix de pirouettes confondantes, de contorsions douloureuses, l’histoire de la musique était allègrement revisitée de telle sorte que la biographie des génies du passé puisse coller aux prescriptions intellectuelles et artistiques du présent. Le temps s’était figé. Il faudrait désormais éternellement s’opposer à la mélodie, à l’harmonie, à la pulsation régulière. Tout se passait comme si les cadavres de Wagner ou de Brahms étaient encore chauds; comme si l’atonalisme et la mesure irrégulière avaient pris pour toujours le visage du nouveau. L’opposition entre toutes interdite, taboue, qui valait l’ire de la classe musicale dominante à l’encontre des malheureux qui s’y essayaient, c’était l’opposition à la musique contemporaine, c’est à dire au passé récent. Car il était impensable, alors, que la musique contemporaine puisse un jour appartenir au passé. Et pour cause : cela aurait impliqué, selon les lois immémoriales de l’évolution et de la modernité, que la nouvelle musique ne soit pas contemporaine. Or c’était impossible. La musique contemporaine était l’aboutissement, ce vers quoi tout avait tendu : l’horizon indépassable de notre temps. Elle était tout à la fois présent et avenir, elle ne serait jamais passée. On en arrivait ainsi au suicide de la pensée moderniste, dont les théoriciens n’avaient pas prévu, à ma connaissance, qu’elle portait en elle les termes de son propre reniement : si, être moderne, c’est refuser la norme, que dois-je faire quand le moderne est devenu la norme ?
On peut aisément, à la lueur de cette incohérence, cerner le vice de forme qui a fini par avoir raison de la pensée moderniste : c’est d’avoir considéré comme un tout les deux grands paramètres qui la caractérisent : l’attitude et l’esthétique, désormais inconciliables. Aux grandes heures de la modernité (Stravinsky, Picasso…), les deux allaient de pair dans des œuvres souvent saisissantes. Désormais, soit je choisis l’esthétique moderne (et mon attitude sera alors typiquement antimoderne, puisque j’accepterai le cadre que mes professeurs ou mes prédécesseurs m’auront imposé), soit je choisis l’attitude moderne (qui entraînera de ma part un rejet de l’esthétique imposée, donc de la modernité, dont il sortira une œuvre littéralement antimoderne). Si l’on admet que la vraie modernité se doit de conjuguer une attitude et une esthétique qui lui soient entièrement soumis, on est forcé de conclure qu’il est impossible aujourd’hui d’être moderne.
Contemporain, me direz-vous ? L’ambiguïté de ce qualificatif apporte une contribution non négligeable à la vision téléologique de l’histoire de la musique dont je parle plus haut : on peut en effet ne pas être baroque, ne pas être classique, ne pas être romantique; on ne peut pas ne pas être contemporain. L’emploi d’un terme aussi dénué de sens (terme non marqué, diraient les linguistes) pour qualifier un courant artistique est révélateur au mieux d’un évident malaise, au pire d’un artifice de haute tenue. En bon français, toute création, à n’importe quelle époque, est contemporaine. Toute personne est contemporaine. Mon boulanger, mon facteur, sont contemporains. Je pense, donc je suis contemporain. Un tour d’horizon des antonymes est à cet égard éclairant : classique donne romantique, baroque ; romantique : classique, réaliste ; baroque : classique. Contemporain ? Ce terme n’admet en matière d’antonymes que des références au passé. Ce qui n’est pas contemporain, c’est normalement ce qui est mort. À l’extrême rigueur, on peut considérer que c’est également ce qui n’est pas encore né, mais cela revient au même : la naissance entraînera de facto la contemporanéité. Nous voici donc face à un monde habilement scindé en deux : ce qui est contemporain, et ce qui n’existe pas.
Dès lors, il est logique que ceux qui ont essayé, depuis quelques années, de s’affranchir du style contemporain, que ceux qui ont tenté de pourfendre la pensée contemporaine aient été qualifiés de passéistes, voire de réactionnaires ou de révisionnistes.
Car, et nous y voilà, le naturel de l’artiste (ne pas se contenter de ce qu’on lui a appris, vouloir autre chose, avoir en somme une attitude moderne), chassé pendant de nombreuses années, est revenu au galop. C’est ainsi que l’on voit depuis quelque temps le débat artistique ravivé par des querelles esthétiques : un jour Benoît Duteurtre, qui fustige le pouvoir musical en place et dénonce sa double mainmise politique et esthétique, reçoit de tous côtés une pluie d’injures dont la violence dépasse de très loin le cadre attendu d’un tel débat; un autre jour, on lit dans un quotidien la pétition scandalisée d’un aréopage habitué du festival Présences, s’étranglant de ne plus y entendre, depuis quelques éditions, la musique à laquelle il est habitué; on commence à percevoir au même moment (à Présences, toujours) les sifflets d’un auditoire dérouté, suivis le lendemain d’une critique acerbe dans un journal de référence. On renoue, enfin, après un coma qui n’aura que trop duré, avec la tradition de confrontation, de remise en cause, qui est le pilier de toute évolution artistique. De l’eau a coulé sous les ponts, depuis mon adolescence, quand les concerts de musique contemporaine déclenchaient, dans un systématisme monotone et gris, des applaudissements polis et des critiques bienveillantes.
Qu’en adviendra-t-il ? Il est certainement trop tôt pour le dire, mais les grandes lignes commencent à poindre. L’esthétique et l’attitude modernes sont parvenues au faîte de leur antagonisme. Si d’aventure, dans le combat qu’elles ne peuvent désormais éviter de se livrer, la seconde venait à triompher de la première, on entendrait bientôt murmurer qu’écrire contemporain en 2009 n’a pas davantage de sens qu’écrire romantique en 1909 ou classique en 1809. Il ne s’agira pas alors de nier la valeur de la musique contemporaine ni de tenter d’amoindrir son rôle, mais bien au contraire, en s’y opposant, de reconnaître enfin qu’elle a fait son temps, donc qu’elle a existé.
Jérôme Ducros a développé sa pensée au Collège de France (décembre 2012) dans un brillant exposé, intitulé L'atonalisme. Et après ?. Il est abondamment illustré, n'en perdez pas une miette.