Qui pourrait deviner que ce fringant officier de marine aux états de service impeccables - il sera, à 44 ans, le plus jeune Capitaine de Vaisseau de France - fut aussi un fin, que dis-je un excellent, musicien ? Il est vrai qu'avant lui, Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Albert Roussel (1869-1937) et Antoine Mariotte (1875-1944) portèrent la même double casquette mais pendant un temps limité. Jean Cras (1879-1932), au contraire, mena jusqu'au bout les deux carrières de front et avec un égal bonheur. C'est que ce marin breton était musicien dans l'âme, non par dilettantisme mais par nécessité.
Il avait un peu de qui tenir : son père était médecin en chef dans la marine et grand amateur de musique, ce qui, à cette époque, signifiait qu'il la pratiquait, entre amis ou en famille; sa mère était musicienne amateur elle aussi. Autant dire que l'enfance de Cras baigna dans la musique : sa formation musicale commença très tôt et dès l'âge de 13 ans, il pouvait tenir sa partie de piano et composer ses premières pièces.
Il aurait certainement embrassé la carrière musicale si ses parents ne l'avaient convaincu qu'être artiste n'était pas un métier. Il entra donc à l'école de marine, à 17 ans, et deux plus tard il embarqua pour son premier voyage, consacrant ses heures de loisirs et de permission à la composition. Ses premières œuvres sont une Messe a capella, des Motets et un primesautier Trio à clavier. On pourrait s'étonner qu'il soit possible de mener de front deux activités aussi dissemblables mais le fait est que Cras a pu embarquer un piano à bord des navires qu'il successivement commandés, un piano droit à ses débuts puis, en fin de carrière, un demi-queue sur le Provence !
C'est vers 1900 que Cras rencontra le compositeur, Henri Duparc (1848-1933). Duparc, élève de César Franck (1822-1890), est un cas dans l'histoire de la musique, n'ayant assuré son passage à la postérité que par la grâce de 17 mélodies, de coupe parfaite il est vrai. Il n'a quasiment rien écrit d'autre qui nous soit parvenu : atteint d'une maladie nerveuse sur laquelle aucun nom précis n'a jamais été mis, il a vécu 85 ans sans trouver la force de publier davantage, doutant de tout et détruisant finalement l'essentiel de ce qu'il écrivait dont un opéra, Roussalka. En cherchant bien, j'ai quand même trouvé une Sonate pour violoncelle et piano (plages 16 à 18), composée à 19 ans et ayant miraculeusement échappé à l'autocensure (sans parler de l'incendie qui a détruit le château de famille). Jean Cras sera le seul élève de Duparc pour ne pas dire son fils spirituel, au lu d'une correspondance assidue (récemment publiée) qui dura 20 ans. De Duparc, Cras retint le goût pour les longues mélodies aux contours nets, les harmonies claires et transparentes et l'exigence de la perfection formelle.
L'oeuvre de Cras, fatalement limitée en numéros d'opus, couvre cependant quelques genres principaux.
Le piano ayant été son instrument de travail, il était logique qu'il lui réserve de belles pages, pas toujours essentielles cependant. Les 4 Danza passent pour son œuvre la plus ambitieuse dans ce domaine.
Sa musique de chambre est nettement plus indispensable. A l'écoute discrète des chants populaires de son pays natal, elle se souvient stylistiquement de l'enseignement de l'austère Schola Cantorum. Elle sait aussi se montrer espiègle, annonçant la légèreté de la musique de Francis Poulenc (1899-1963), comme dans cet insouciant Quintette composé à bord du "Provence". Son Trio à cordes , composé à bord du "Lamotte Picquet", est, sans doute, son œuvre chambriste la plus réussie. Un autre CD recommandable réunit son Quintette à clavier et son Quatuor à cordes.
Cras a moins écrit pour l'orchestre mais son Concerto pour piano, créé par sa fille, Colette, en 1932, est très réussi. En voici le début du mouvement lent , répandant une atmosphère de serre chaude typique du mouvement symboliste à la mode. Journal de bord et Ames d'enfants sont autant d'oeuvres attachantes.
Sa musique vocale propose de très belles mélodies avec orchestre, enregistrées sur un CD Timpani que je recommande chaudement, en particulier les Trois Noëls qui le terminent (plages 20 à 22). On imagine que ces pages ont dû plaire au maître Henri Duparc.
Cependant son oeuvre majeure est son unique opéra, Polyphème, inspiré par un texte d'Albert Samain, aux confins du Parnasse et du Symbolisme. On imagine que c'est le mélange des deux genres qui lui a plu : en cherchant à tempérer les excès du romantisme lorsqu'il devient larmoyant, le symbolisme tombait facilement dans l'excès d'un hermétisme distancié. Le mouvement parnassien, par sa référence constante à un univers antique pris comme modèle d'équilibre, introduisait un gène de clarté qui convenait à l'idéal du compositeur. L'omniprésence de la mer, dont il a toujours excellé à rendre le mouvement infini, acheva certainement de le convaincre. S'il recevait, à la scène, les interprètes auquel il a droit, Polyphème apparaîtrait sans doute comme un rival sérieux au Pelleas de Debussy. L'oeuvre, dont l'orchestration fut terminée en 1916, dut attendre la fin de la guerre pour être créée à l'Opéra-Comique de Paris en 1922, ce qui en soi était déjà un succès remarquable pour ce musicien itinérant. Elle sera reprise trois ans plus tard mais depuis lors, plus rien. On dispose néanmoins d'un enregistrement, encore paru chez Timpani, avec l'Orchestre Philharmonique du Luxembourg sous la direction de Bramwell Tovey. Du premier acte, voici des extraits, de l'interlude et de la scène qui suit .
On trouve traces de musiciens oubliés sous toutes les latitudes mais la France a souvent aggravé le phénomène en sous-estimant de façon récurrente le talent de ses compositeurs. C'est d'autant plus étrange qu'on dit les français fort chauvins. Quelques-uns parmi les plus grands - Rameau, Berlioz, Saint-Saëns, Poulenc, ... - ont curieusement toujours été davantage appréciés de l'autre côté de la Manche et en ce qui concerne les deux derniers cités, les choses ne changent pas véritablement.
Sans l'ardeur que le label Timpani déploie à défendre le répertoire français depuis 1990, on ne connaîtrait rien de l'oeuvre de Jean Cras. Au regard de la valeur artistique qu'il représente, il est assurément un des musiciens français les mieux autorisés à se plaindre du traitement posthume que l'histoire lui a réservé.
La marine française fut plus attentive à ce qu'on se souvienne de Jean Cras. Elle lui a élevé un mémorial sur le Cours Dajot, une promenade à l'ombre du château de Brest, que vous ne manquerez pas de faire lors de votre prochain séjour en Bretagne. Elle avait quelques raisons de se montrer attentionnée : outre qu'il avait servi héroïquement pendant la première guerre mondiale, Cras avait fait progresser la technique maritime, en temps de paix, en inventant la règle qui porte son nom ainsi qu'en perfectionnant la transmission des signaux entre navires. Deux muses veillent désormais sur sa stèle.