Billets d'humeur

CMIREB, quand le règlement prime tout, jusqu'à l'absurde

Une chronique antérieure a déjà résumé le mode de fonctionnement du plus fameux Concours d'interprétation musicale - en tous cas le plus exigeant -, le "Reine Elisabeth" de Belgique. Pour mémoire, le concours dure un mois divisé en trois temps, éliminatoires, demi-finale et finale. L'organisation est minutieuse et parfaitement décrite, illustrée et archivée sur le site Internet de l'Institution. Un règlement on ne peut plus rigide règlemente l'organisation de la phase finale qui s'étale sur six jours : un jury composé d'un Président non votant et de 16 musiciens professionnels votants doit évaluer en toute conscience et liberté 12 finalistes rescapés des épreuves antérieures. Ceux-ci se succèdent sur scène à raison de deux par soirée, dans un ordre prédéfini une fois pour toutes par tirage au sort. Chaque soir, chaque membre du jury rentre secrètement les notes qu'il attribue aux deux finalistes du jour; au terme de la dernière soirée, ces notes sont encodées devant huissier et le classement résulte, sans délibération, de cette simple opération arithmétique. Le but est de distinguer 6 lauréats principaux et de les classer, de 1 à 6, dans l'ordre naturel des scores obtenus. Les 6 autres lauréats ne sont pas classés, par courtoisie selon les uns ou pour éviter que l'on s'aperçoive dix ans plus tard que c'est le dernier classé qui a fait la plus belle carrière (ce qui s'est déjà produit). L'encodage des notes et le calcul des moyennes arithmétiques sur ordinateur ne prenant guère de temps, le Président du jury programme habituellement la proclamation vers minuit de la dernière séance. Sauf qu'en mai 2025, les choses ne se sont pas passées comme prévu.

L'édition 2025

La session 2025 a commencé sous les meilleurs auspices : en dépit de la concurrence du Concours rival Van Cliburn (en cours du 21 mai au 7 juin), rarement le "Reine Elisabeth" aura rassemblé autant de pianistes de qualité : sur les 12 finalistes retenus, 8 au moins pouvaient prétendre figurer parmi les 6 places d'honneur. La tâche du jury n'en était que plus ardue, de même que celles des mélomanes amateurs de pronostics, un sport national belge à cette époque de l'année. Le problème était de taille surtout que la moyenne d'âge des candidats était particulièrement élevée (27 ans et demi), d'où une abondance de musiciens aguerris.

Chaque année, les pronostics des amateurs sont malmenés par le jury mais au fond pas tant que cela et chacun s'en retourne habituellement chez soi, peut-être déçu que son favori n'ait pas été couronné mais néanmoins acquis à l'idée que le jury avait forcément ses raisons.

En 2025, les choses ne se sont pas passées comme cela et le public a dû attendre une heure supplémentaire pour entendre une proclamation qui l'a laissé dubitatif pour ne pas dire franchement hostile. C'était très inhabituel d'autant qu'on a fait attendre la Reine de Belgique (Mathilde pas Elisabeth !). De toute évidence quelque chose clochait.

Vous pouvez réentendre les prestations des 12 finalistes, à tous les stades de la compétition, sur le site du Concours et vous ne manquerez pas, j'en suis certain, d'épingler celles de la candidate chinoise, Jiaxin Min. Le public des Beaux-Arts de Bruxelles ne prétend pas tout connaître mais il en sait assez pour apprécier la prestation d'une artiste hors norme, ce qui était le cas de Madame Min.

Le problème qui a secoué la salle n'est pas du tout qu'elle n'a pas été classée première (c'est l'excellent Nikola Meeuwsen qui a eu cet honneur), cela le public du Reine Elisabeth était prêt à l'admettre pour des raisons qui l'auraient dépassé, c'est plutôt qu'elle n'a pas été classée du tout !

Le public a donc vécu incrédule la proclamation des six lauréats principaux, croyant à une mauvaise plaisanterie d'autant que, deuxième scandale, la française Mirabelle Kajenjeri n'a pas connu un sort meilleur. Lorsque les six lauréats non primés ont été appelés sur scène dans l'ordre alphabétique, le public s'est manifesté bruyamment avec la complicité de quelques membres du jury, conscients qu'une injustice avait été commise mais contraints d'y adhérer par un devoir de réserve.

De toute évidence, un membre du jury s'est singularisé en décernant à Madame Min une note qui l'a de fait exclue du palmarès. Le phénomène n'est pas nouveau et en voici deux exemples historiquement fameux :

- En 1952, Vladimir Ashkenazy (âgé de 15 ans !) a perdu la finale du ... Reine Elisabeth par la faute d'un juré dont Arthur Rubinstein (également juré) a tu le nom dans ses mémoires par respect pour les règles du Concours.

- En 1980, Ivo Pogorelich a de même perdu la finale du Concours Chopin de Varsovie, suite à la note désastreuse lui attribuée par Louis Kentner. Scandalisée, Martha Argerich, également membre du jury, a immédiatement démissionné.

Il existe deux parades (au moins) pour empêcher qu'un membre du jury pollue l'issue du concours suite à une crise d'allergie (stylistique, politique ou autre) qu'il a développée à l'encontre d'un(e) finaliste : soit on soumet le résultat de la cotation arithmétique à l'approbation du jury avant de l'entériner (ce qui peut prendre du temps ...), soit on maintient l'absence d'une délibération et on élimine systématiquement la note la plus basse et la plus élevée attribuée à chacun. Un compromis élégant est possible, qui combine les deux méthodes en conservant le secret des votes : il suffit de révéler au seul jury le résultat des deux calculs et de lui permettre de se prononcer à la majorité simple.

J'ai déjà soulevé ce problème sur ce site et je déplore qu'on ne m'écoute pas.

Epilogue

Madame Min a été lésée mais je suis certain qu'elle s'en remettra, son talent parle pour elle. Ce qui me gêne également, c'est que le public présent lors de sa prestation ne souhaitait pas seulement qu'elle l'emporte, il voulait surtout la réentendre à l'occasion des sessions de concerts principalement réservées aux six lauréats primés. On peut en dire autant des nombreuses Sociétés de concert à l'étranger qui ont conclu des accords avec la Direction du Concours pour engager en tournée les artistes primés à Bruxelles. Et là, autant les prévenir, ils en seront en partie pour leurs frais, d'autant que, outre Jiaxin Min, Mirabelle Kajenjeri a également été lésée alors qu'elle a aussi enchanté le public des Beaux-Arts.

Terminons sur une note positive, d'autant plus précieuse qu'elle n'est pas si fréquente : le Concerto inédit, commandé au compositeur belge Kris Defoort et imposé à tous les finalistes, a enchanté le public. Le vainqueur, Nikola Meeuwsen, en a livré une interprétation en tous points remarquable, ce qui, dans l'absolu, peut justifier sa première place.

En complément, voici l'avis autrement argumenté de Michel Stockhem, paru le 2 juin 2025 dans le journal "L'écho".