Les Italiens ont toujours été beaucoup moins tentés par les brumes anglaises que les Anglais ont pu l'être par la lumière italienne (Lord Byron (1788-1824), Percy Bysshe Shelley (1792-1822), ... ). Muzio Clementi (1752-1832) fut pourtant de ceux-là. Né à Rome, il manifesta très tôt des dons évidents pour la musique, décrochant un poste d'organiste dès l'âge de 9 ans. En 1766, Sir William Beckford, de passage à Rome - qu’est-ce que je vous disais ? - remarqua l’enfant et "acheta" ses services à son père, en échange d’une formation tous frais payés. Nicolo Clementi qui avait fort à faire avec 8 moutards, acquiesça de bon gré et le jeune Muzio passa 7 années dans le Dorset, apprenant toutes les ficelles du métier de claviériste. Cette formation fut d’excellente qualité au point que Clementi est actuellement considéré - surtout dans les livres ! - comme le premier d’une longue lignée de pianistes compositeurs : John Field (1782-1837) fut son élève et dès lors, Frédéric Chopin (1810-1849) son lointain petit-élève, si l’on peut dire cela. La fluidité du piano de Clementi ayant manifestement puisé, à ses débuts, dans l'héritage de Domenico Scarlatti (1685-1757), comme en témoigne, par exemple, le début du finale de la Sonate opus 25-5, jouée ici de main de maître par Nikolai Demidenko, on peut parler de Clementi comme du chaînon manquant entre Scarlatti et Chopin, l'audace n'est pas de moi.
Nous avons conservé quelques compositions des années de formation du jeune homme mais elles ne sont pas d'une franche originalité. Revenu un temps sur le continent, Clementi séjourna à Vienne où il côtoya les deux musiciens les plus en vue, Mozart et Beethoven (Pour rappel, Clementi naquit quatre ans avant le premier et il mourut cinq ans après le second). Les rapports ne furent pas excellents avec Mozart, qui n’hésita pas à écrire dans sa correspondance privée - et qui cessa vite de l'être ! - que Clementi n’était qu’un charlatan au jeu tout au plus mécanique. Ce dédain ne fut peut-être que l'expression d’une vexation subie lors d'un épisode demeuré célèbre, lorsque l’Empereur Joseph II renonça à départager les deux musiciens, engagés dans un duel d’improvisations au pianoforte. A propos, le motif initial de la Sonate, opus 24-2 de Clementi ne vous rappelle-t-il rien ? Simple coïncidence dirons ceux qui ont reconnu le début (attendez 1'27") de l'ouverture de la Flûte enchantée; elle suffit pourtant à contrarier Clementi qui ne manquait, paraît-il, jamais l'occasion de rappeler son droit d'aînesse sur ce thème.
L’appréciation désobligeante de Mozart a longtemps collé à la peau de Clementi au point que nombre de critiques ne souhaitèrent pas prendre le risque de se ridiculiser en s’opposant au jugement du Maître de Salzbourg. Beethoven accueillit Clementi avec beaucoup plus de bienveillance, lui confiant même les droits exclusifs de publication de ses œuvres sur le territoire anglais. Il aurait pourtant eu quelques raisons de se plaindre des "corrections" que Clementi apposait régulièrement sur ses partitions, sans lui demander son avis.
Clementi retourna à Londres où il prit part aux concerts organisés par Salomon et il termina ses jours à Eversham cessant de composer. Son prestige en tant que pianiste-compositeur-éditeur et même facteur (d'instruments !) devait être considérable si l’on en juge par le fait qu’il fut inhumé dans l’Abbaye de Westminster, un honneur auquel cet autre immigré de marque, Georg Friedrich Haendel (1685-1759), avait également eu droit, 73 ans plus tôt.
L’essentiel de la production de Clementi est consacrée aux claviers et singulièrement au piano. On a longtemps réduit sa production aux œuvres didactiques qui ont fait souffrir des générations d’apprentis pianistes : des sonatines, particulièrement celles de l'opus 36, jouées ici par la phénoménale Aimi Kobayashi - 4 ans à l'époque ! -, voire le recueil d’études "Gradus ad Parnassum", enfin enregistré chez Naxos (Ce titre rappelait le fameux traité de contrepoint de Johann Joseph Fux dont Haydn, peu soucieux de moderniser son enseignement, recommanda la lecture au jeune Beethoven et que Debussy moqua dans la première pièce de son Children's Corner). Le cycle complet des sonates de Clementi s'étale sur 50 ans (1771-1821), offrant, depuis l’opus 1 jusqu’à l’opus 50, une évolution remarquable, préfigurant, dans un premier temps, la révolution Beethovénienne des années 1800 mais ne la suivant plus qu'à distance respectable lorsque Beethoven passa à la vitesse supérieure.
Les quelques 70 sonates de Clementi comme toutes celles de l'époque classique - Haydn et Mozart - ne survivent pas à une interprétation médiocre ou à un instrument insignifiant. Concernant le deuxième point d'appréciation, le piano moderne convient si parfaitement qu'on se demande pourquoi on retournerait au pianoforte. C'est pourtant ce que font quelques interprètes épris de vérité historique, qui font remarquer que le compositeur jouait ses oeuvres sur un instrument du type représenté ci-contre. L'intégrale Brillant recourt au pianoforte, sous les doigts pas vraiment experts de Costantino Mastroprimiano. D'autres interprètes ont fait le même choix lors d'enregistrements ponctuels : Angela Hewitt, Robert Hill (dont le pianoforte sonne particulièrement bien), Liv Glaser et Andreas Staier.
Parmi ceux qui ont opté pour le piano moderne, il convient de réserver une place à part au grand pianiste russe, Vladimir Horowitz (1903-1989), qui fut à la base du regain d'intérêt pour les Sonates de Clementi. Son épouse, Wanda Toscanini, la fille de l'illustre Maestro, lui ayant offert l'oeuvre éditée de Clementi, il se prit d'affection pour cette musique, la jouant fréquemment lors de ses concerts.
Aujourd'hui, un nombre grandissant de pianistes pas forcément célèbres s'y intéressent à leur tour. Deux intégrales retiennent particulièrement l'attention :
Parmi les enregistrements isolés, on retiendra ceux de Maria Tipo, souveraine dans la di(stin)ction comme toujours (Sonate opus 8-1 (1782) et Sonate opus 25-5 (1790)), Veronika Kuzmina (Sonate opus 13-6 (1785), quel plus beau témoignage de l'héritage de Scarlatti ?), Gianluca Luisi (Sonate opus 40-2 (1802)), Rina Cellini (Sonate opus 50-3 (1821), superbe !), Tanya Bannister (Sonate opus 50-1 (1821)) et surtout Nikolai Demidenko (Sonate opus 40-3 ou Sonate opus 25-5 ).
Je propose de vous aider dans vos choix interprétatifs en comparant quelques versions de deux pièces significatives de l'art de Clementi :
Clementi a écrit un petit nombre de pièces de musique de chambre non dénuées de charme. Parmi les cycles de Trios à clavier existants, ceux de l'opus 21 ont été enregistrés par le confidentiel label génois, Dynamic Studio. Brillant propose, par ailleurs, les oeuvres pour violon & piano (8 CD). Ne me faites toutefois pas dire ce que je ne pense pas : c'est la partie anodine de l'oeuvre de Clementi.
Clementi a également écrit pour l'orchestre et il n'y a pas si longtemps qu'une édition moderne des symphonies est disponible. Les autographes ayant été dispersés dans le monde, il a fallu pas mal de temps pour rassembler les mouvements dans le bon ordre (Certains mouvements isolés, publiés aujourd'hui séparément sous le nom d'ouvertures, furent insérés à tort dans certaines symphonies). Six symphonies dont 4 numérotées ont été enregistrées dans de bonnes conditions chez ASV par l'Orchestre Phiharmonia, dirigé par Francesco d'Avalos. Elles ont reparu à prix doux, chez Brillant, avec un complément de choix, le Concerto pour piano, en ut majeur (CD1, plages 10 à 12). L'album (3 CD) est réjouissant, proposant une musique encore assez proche de Haydn mais comportant quantités d'innovations bienvenues. Voici un extrait plus long du menuet de la 3ème Symphonie.
Clementi passe pour un "petit maître" à côté de ses contemporains, Mozart et Beethoven. Si encore il avait été allemand - mieux encore Viennois - , il aurait sans doute trouvé une place respectée dans le concert européen de l'époque mais il était italien, de plus émigré à Londres ! L'histoire le réhabilite heureusement au triple galop, un nombre grandissant de musicologues voyant en lui un des précurseurs de la technique pianistique moderne au service de l'histoire de la sonate.