Un compositeur qui dirige ses œuvres, quoi de plus normal ? La pratique était déjà bien installée au 17ème siècle, même si le compositeur se contentait de battre le sol en cadence avec une canne. La chronique révèle que le procédé n'était d'ailleurs pas sans danger : c'est en frappant son pied, par erreur mais avec conviction, que Lully (1632-1687) s’est méchamment blessé, au point de perdre la vie pour cause de gangrène. Nos chefs modernes sont beaucoup plus prudents, ils n'utilisent plus qu'une simple baguette, quand ils ne dirigent pas à mains nues.
Cette tradition de diriger ses propres oeuvres s'est, en partie, perpétuée jusqu'à nos jours. Considérant qu'on n’est jamais si bien servi que par soi-même, Igor Stravinsky (1982-1971), assisté de son ami Robert Craft, n'a laissé à personne d'autre le soin de graver l'Intégrale de son œuvre : avec un peu de chance, vous pouvez vous la procurer, remastérisée, à un prix défiant toute concurrence (22 CD pour 36 euros).
La direction d'orchestre n’est devenue un métier à plein temps qu'au 19ème siècle. Avant cela, elle s'apparentait plutôt à l'expédition des affaires courantes : on dirigeait l'œuvre, au plus près de la partition, sans chercher à l'interpréter de façon personnelle. De toutes façons, vu la rareté des exécutions, le public de l'époque manquait de points de références et pouvait difficilement faire des comparaisons.
L'idée que les chefs sont des partenaires à part entière dans la restitution d'une œuvre symphonique date des années 1830. Hector Berlioz (1803-1869), caricaturé ci-contre par le graveur Gustave Doré, était intarissable sur le sujet. Il nous a, en particulier, laissé quelques textes fondateurs sur ce que devrait être la direction d’orchestre. A Paris, le chef en vue à cette époque était François-Antoine Habeneck (1781-1849) et les Mémoires de Berlioz rapportent dans un style alerte qui n'appartient qu'à lui, tout le bien et le mal qu'il en pensait.
L'Allemagne emboîta le pas, sous l'impulsion de Félix Mendelssohn (1809-1847) et ce fut le début d'une longue tradition germanique au service du répertoire romantique. Le premier grand chef allemand de stature internationale fut Hans von Bülow (1830-1894), également premier chef permanent de la légendaire Philharmonie de Berlin.
Note. On pense que les créations des symphonies de Beethoven, pour s'en tenir à un exemple incontournable, furent de qualité plutôt médiocre. La faute en incombait, en partie, au compositeur qui fournissait régulièrement les derniers feuillets de sa partition quelques heures seulement avant la répétition générale. Les exécutions ultérieures ne furent cependant pas nécessairement meilleures, comme en témoignent les chroniques détaillées que Bernard Shaw a consacrées à l'évolution de la vie musicale londonienne, entre 1876 et 1950 (Shaw a vécu 94 ans) (Bernard Shaw : "Ecrits sur la musique", un ouvrage impitoyable et drôle que je vous recommande chaudement). Sur une période de 75 ans, Shaw a observé une lente progression dans la qualité des orchestres et des exécutions. Avec le temps, le public et les musiciens ont acquis des points de repères et ils sont devenus de plus en plus exigeants, une tendance que le disque n'a fait qu'amplifier. On ne se satisferait certainement plus, actuellement, des exécutions - au sens propre - qui étaient monnaie courante il y a un siècle et demi.
Si diriger s'était réduit à battre la mesure plus ou moins énergiquement, Leonard Bernstein aurait été le champion et Richard Strauss le dernier de la classe. Evidemment, l'essentiel du travail de direction s'effectue en répétitions, pour autant qu'elles soient en nombre suffisant, ce qui devient rare ! La pureté du son, les nuances, la rhétorique, les attaques, les articulations, les transitions, …, toutes les intonations et toutes les couleurs que le chef a en tête, il faut qu'il les obtienne rapidement de l'orchestre et cela n'est pas donné à tout le monde. Les musiciens de la Philharmonie de Berlin reconnaissaient ce don à Karajan et leur Tétralogie wagnérienne est exemplaire à cet égard. Le premier acte de la Walkyrie, avec Gundula Janovitz et John Vickers dans les rôles principaux, est un pur moment de grâce, quasiment chambriste et à l'opposé de ce qui se fait habituellement.
Quelle différence existe-t-il entre un compositeur qui dirige et un chef qui compose? D'un strict point de vue logique, aucune et ce billet pourrait se terminer ici. Insistons cependant : mener les deux activités de front est impossible, tôt ou tard chacun doit se choisir une activité principale. Les motivations et les contraintes qui ont déterminé ces choix ont varié selon les individus.
La plupart des chefs dirigent, un point c'est tout, parce qu'ils ont toujours voulu faire ce métier incomparable. Outre qu'il est gratifiant, il conserve : un très grand nombre de chefs fameux ont non seulement vécu longtemps mais sont restés actifs jusqu'au terme de leur vie, Karl Boehm (1894-1981), Arturo Toscanini (1867-1957), Hans Knapperstbusch (1888-1965), Felix Weingartner (1866-1942), Otto Klemperer (1881-1960), Sergiu Celibidache (1912-1996), Herbert von Karajan (1908-1989) et la liste pourrait être beaucoup plus longue. Le record de longévité est détenu par l'étonnant Leopold Stokowski (1882-1977) qui, l'année précédant sa mort (à 94 ans !), resignait, pour cinq ans, avec la firme Columbia. Un bel exemple d'optimisme dans le chef des deux parties !
Gustav Mahler (1860-1911), chef célèbre et directeur musical de l'Opéra de Vienne, avait la vocation de l'écriture mais l'échec incompréhensible de sa cantate Das Klagende Lied l'en a détourné pour un temps. Brûlant du désir de revenir à la composition, il profita de sa position dominante à Vienne et de l'appui bienveillant du critique Julius Korngold pour imposer progressivement une vingtaine de compositions qui sont considérées aujourd'hui comme autant de monuments.
D'autres, à peine moins âgés que Mahler, ont voulu suivre son exemple : Felix Weingartner (1866-1942), Bruno Walter (1876-1962), Otto Klemperer (1881-1960) et Wilhelm Furtwängler (1886-1954). On a conservé les traces de symphonies qu'ils ont écrites. On ne les joue plus guère en concert mais certaines ont été enregistrées :
En dehors de la tradition germanique, d'autres chefs plus ou moins célèbres ont été tentés par l'écriture :
Dorati n'a guère été enregistré et cependant ses superbes "7 Pezzi" réclament impérativement qu'on prospecte davantage son oeuvre. Markevitch doit à la firme Naxos de revivre enfin : il a même droit à une intégrale symphonique toujours en cours. Ce n'est nullement un luxe : Markevitch est un compositeur de tout premier plan, à découvrir d'urgence. Les 8 volumes parus à ce jour constituent un cadeau de choix qui vous distinguera sans vous ruiner ! Voici le début de sa Partita pour piano & orchestre et L'Envol d'Icare. Skrowaczewski est un chef formidable et beaucoup trop ignoré : on lui doit, en particulier, une vraie intégrale des symphonies de Bruckner, différente mais extrêmement bien dirigée (A ce propos, vous connaissiez sans doute la Symphonie n°0 mais connaissiez-vous la n°00 ?). La musique qu'il a écrite - à découvrir ! - sonne toujours juste, entre tradition et modernité (Music at Night, Concerto Nicolo).
La génération suivante a mis en avant deux chefs américains particulièrement doués pour la composition : Leonard Bernstein et Andre Previn.
Leonard Bernstein (1918-1990) était véritablement un homme à tout faire : excellent pianiste, chef charismatique, pédagogue exceptionnel (Ne manquez pas, si vous en avez l'occasion, ses Young people's Concerts récemment regravés en DVD), compositeur sérieux (Trois symphonies, Candide, Mass, Chichester Psalms, Concerto pour orchestre, A White House Cantata, Serenade, …), il a aussi bien réussi dans la comédie musicale (West Side Story, Trouble in Tahiti, Wonderful Town, Peter Pan). Il est parfois snobé par des intellectuels blasés mais c'est parfaitement injuste : sans aller jusqu'à prétendre que Bernstein a révolutionné le paysage musical, il faut reconnaître que ses œuvres sont émaillées de trouvailles qui n'appartiennent qu'à lui. Sa Sérénade, d'après le Banquet de Platon, a tenté les plus grands violonistes, ici Gidon Kremer. Candide, d'après Voltaire, est une œuvre à mi-chemin entre l'opérette sérieuse et l'opéra léger; c'est un chef-d'œuvre absolu de fantaisie où l'émotion n'est nullement absente, comme dans cet air final, Make our garden grow. Elle a été gravée, dans d'excellentes conditions, par la firme DGG, sous la direction de Bernstein en personne, entouré de partenaires prestigieux dont une inénarrable Christa Ludwig que voici dans un Tango parfaitement enlevé. L'oeuvre de Bernstein, qui comprend bien d'autres trésors, est largement présente dans les catalogues de maisons de disques.
Andre Previn (1929-2019) était également pianiste, chef et compositeur. Allemand d'origine juive, il a quitté l'Allemagne en 1938. Comme Korngold, il a vécu de ses musiques de films pour lesquelles il a d'ailleurs reçu deux Oscars (Porgy and Bess, My Fair Lady). Ce n'est qu'à partir de 1950 qu'il a commencé sa remarquable carrière de chef d'orchestre, balisée par l'écriture d'œuvres sérieuses d'une belle inspiration. Ses deux opéras A Streetcar named Desire et A Brief Encounter ont répondu à des commandes émanant des théâtres de San Francisco et de Houston. Le premier cité a été créé avec la participation de la grande soprano Renée Flemming. Previn a également écrit plusieurs concertos pour des interprètes fameux, en particulier le Concerto pour Anne-Sophie (Mutter), son épouse du moment. Il lui a aussi dédié l'excellent Tango, Song and Dance, que vous ne pouvez davantage ignorer.
Deux jeunots (quinquagénaires tout de même mais pour un chef, c'est encore tellement jeune !) s'affirment aujourd'hui parmi les meilleurs compositeurs de leur temps :
Le finlandais Esa-Pekka Salonen (1958-) écrit peu mais sans faute. Chaque opus est une réussite que bien des collègues employés à plein temps doivent lui envier. Ses "LA Variations " honorent une commande de "son" orchestre de Los Angeles qu'il a cependant quitté en 2009. "Foreign Bodies" est une œuvre foisonnante d'inventions, datée de 2001. Quant au Concerto pour violon (2009), il a remporté le Grawemayer Award 2012.
Le britannique Oliver Knussen (1952-) est éminemment respecté dans son pays d'origine, il serait le meilleur que je ne protesterais pas. Il s'est spécialisé dans la direction des musiques du 20ème siècle. Comme Salonen, il écrit une musique complexe mais d'une telle clarté - chose rare par les temps qui courent - qu'il est, en permanence, possible de s'y retrouver. Ses compositions sont des œuvres pleinement contemporaines, variées, stimulantes et de très bon goût, comme en attestent ces extraits de Songs without Voices, opus 26, Variations, opus 24, Prayer bell sketch - un hommage à Toru Takemitsu - et enfin, "Two Organa" qui date de 1994.
Mentionnons enfin le fantasque Leif Segerstam (1944-) qui dirige essentiellement de la musique nordique pour les labels Ondine, Finlandia et BIS. Hyperactif et prolifique, il a composé à ce jour plus de 270 (!) symphonies dont certaines ont été enregistrées sans nécessairement être restées aux catalogues. Elles ont une tendance fâcheuse et inévitable à se laisser couler dans le même moule, sauf une touche aléatoire dans les oeuvres tardives (Symphonies n° 21, 212 et 253,). Vu son emploi du temps également rempli sous les deux casquettes, j'en viens à me demander s'il doit être rangé dans la catégorie des chefs qui composent ou dans celle des compositeurs qui dirigent.