Initialement danse populaire d'origine hispano-américaine, la chaconne (avec un ou deux "n", à votre guise) a très vite été adoptée par les musiciens de la période baroque qui ont vu, dans la simplicité de son déroulement, l'occasion de multiplier les variations à l'infini. Sa chorégraphie savante fut codifiée à l'époque de Louis XIV et la figure ci-contre en détaille quelques pas (Vous trouverez ici une suite plus complète).
Quelques repères facilement reconnaissables sont communs à toutes les chaconnes : une basse obstinée
imposant d'emblée un rythme obsédant sur lequel vient se greffer une mélodie
autorisant toutes sortes de variations
qui finissent généralement pas revenir au point de départ. Seules d'infimes subtilités n'ayant pas leur place ici distinguent la chaconne de la passacaille, au point qu'en musique ancienne, les deux figures sont souvent confondues. Les compositeurs plus récents préfèrent cependant l'appellation passacaille afin de marquer qu'ils se sont libérés du schéma baroque stéréotypé. Sachez encore que le Ground, pratiqué Outre-Manche, s'apparente nettement à la chaconne.
Les chaconnes ont conservé leur parfum populaire pendant toute la (basse) Renaissance. Les ensembles spécialisés (Hesperion XXI, Arpeggiata, Piffaro, ...) en mettent au menu de leurs concerts car elles ont un effet stimulant sur tous les publics qui en sont de fait friands. Ces chaconnes peuvent être :
Le Grand Siècle Français a fait un usage intensif de la chaconne dans les tragédies lyriques voire les Actes de Ballet :
Passacailles extraites d'Armide ou de Roland de Jean-Baptiste Lully (1632-1687).
Chaconne pour les Tritons, extraite d'Alcyone de Marin Marais (1656-1728).
Chaconne de Naïs de Jean-Philippe Rameau (1683-1764).
Chaconne de Daphnis et Chloé de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1775).
De par la majesté qu'elle est capable de déployer, la chaconne a fréquemment servi de mouvement conclusif à des oeuvres importantes telles Semele de Marais, Venus et Adonis de Desmarest ou les Indes galantes de Rameau.
Simultanément s'est développée une chaconne purement instrumentale, confiée aux instruments les plus représentatifs de l'époque :
le théorbe ou le luth : Robert de Visée (vers 1660-1732), Chaconne au théorbe à 14 cordes, superbe et de toutes sans doute ma préférée, Sylvius Leopold Weiss (1687-1750).
Hors des sentiers battus, veuillez noter l'excellent enregistrement ci-contre de Rolf Lislevand, paru chez ECM. Il illustre notre propos comme nul autre en vous promenant un peu partout en Europe.
A la période classique, la chaconne est devenue quasiment obsolète, ayant apparemment épuisé ses effets : celle de Nicola Jommelli (1714-1774), par ailleurs un compositeur parfaitement estimable, paraît effectivement datée pour ne pas dire démodée. Le genre, provisoirement éteint, ne s'est réveillé qu'à la fin de l'ère romantique et dans un esprit très différent, privilégiant la virtuosité et/ou les développements en forme de variations :
Johannes Brahms (1833-1897) s'est laissé séduire par les possibilités offertes par la passacaille dans le monumental finale de la 4ème Symphonie (positionnez-vous à 30'25"). On connaît moins sa version pour la main gauche de la Chaconne, BWV 1004, de Bach.
Découvrez encore l'étonnante Passacaille de Leopold Godowsky (1870-1938), 44 (!) variations sur le thème initial de la Symphonie inachevée de Schubert.
Ferruccio Busoni (1866-1924) s'est également rendu célèbre en transcrivant pour le piano la
Chaconne BWV 1004 de Bach mais sachez qu'il existe des transcriptions, pour piano solo, de la Passacaille BWV 582, dues à Eugène d'Albert (1864-1932), Igor Zhukov - la plus personnelle - sans oublier celle, pour orchestre, de Leopold Stokowski.
Une chaconne en sol mineur, attribuée à Tomaso Vitali (1663-1745), a fait les beaux soirs de violonistes virtuoses depuis que Ferdinand David l'a publiée vers 1860. Une simple écoute révèle qu'elle est soit un faux - ce que beaucoup de musicologues pensent - soit un original dénaturé par une transcription d'un goût douteux.
Le 20ème siècle a repris la passacaille à son compte en insistant sur son côté savant ou, plus modestement, sur l'attrait d'un ostinato moderne remplaçant l'antique basse obstinée :
Max Reger (1873-1916) : Passacaille, opus 63 n°6, pour orgue.
Maurice Ravel (1875-1937) : 3ème mouvement du trio en la majeur.
Anton Webern (1883-1945) : Passacaille, opus 1, pour orchestre, essentiel !
Jón Leifs (1899-1968) : 2ème mouvement du Concerto pour orgue.
Aaron Copland (1900-1990) : Passacaille pour piano, une oeuvre de jeunesse à découvrir !
Dimitri Schostakovitch (1906-1975) : 3ème mouvement du célèbre 1er Concerto pour violon.
Benjamin Britten (1913-1976) : superbe Passacaille de l'opéra, Peter Grimes.
Witold Lutosławski (1913-1994) : 3ème mouvement du Concerto pour orchestre.
Henri Dutilleux (1916-2013) : Andante de la 1ère Symphonie, à découvrir.
Krzysztof Penderecki (1933-2020) : 4ème mouvement de la 3ème Symphonie.
Philip Glass (1937- ) : 3ème mouvement de la 3ème Symphonie.
John Adams (1947- ) : 2ème mouvement du 1er Concerto pour violon.
Les fêtes de fin d'année approchant, j'ai cherché à adoucir le sort de ceux - ils sont plus nombreux qu'on le pense généralement - qu'agace l'omniprésence programmée de doucereux chants de Noëls. Anciennes chaconnes et autres passacailles pourraient faire l'affaire, proposant autant d'airs sachant marier solennité, mélancolie et gaieté. N'est-ce pas là une bonne idée de cadeau pour tous ceux qui n'ont plus d'idée originale depuis longtemps ? Si votre hôte n'apprécie que la musique de variété, j'ai aussi ce qu'il vous faut : Amedeo Minghi - vous ne connaissiez pas ? moi non plus ! - a ressuscité la Ciaccona dans cette chanson qui en vaut bien d'autres.