Si les deux personnages ci-contre n'en formèrent qu'un à l'état civil, en musique il n'en fut rien, le jeune loup aux allures de Rudolph Valentino ayant bientôt fait place au musicien rangé des années 50, trop rangé dirent - et persistent à dire - ses (trop) nombreux détracteurs.
Jeune, George Antheil (1900-1959) rêvait d'être un artiste sulfureux ayant toujours quelque chose d'insolite à proposer. Musicien, il se devait d'être d'avant-garde, ce qu'il fut effectivement, le temps de se rendre compte que cela ne nourrissait pas nécessairement son homme.
Pourtant, à 35 ans, il s'assagit déjà, au point de rendre son art méconnaissable, autant que son apparence physique.
George (de son vrai prénom Georg Carl Johann) est né dans une famille d'immigrants allemands. Parfait bilingue, il n'a jamais terminé ses études secondaires, réservant son énergie et sa curiosité à la musique. Ses études musicales ont débuté dès l'âge de six ans et 10 ans plus tard, on l'a retrouvé à Philadelphie, étudiant avec Constantine von Sternberg, lui-même élève de Franz Liszt, puis à New York avec Ernest Bloch. Ne se satisfaisant pas d'un enseignement respectueux de la grande tradition classique européenne, il a fréquenté les milieux les plus modernistes, rencontrant en particulier un devancier, Leo Ornstein (1893-2002). Une fois lâché dans la nature, Antheil se mit à explorer les possibilités du clavier qui ne lui avaient pas été enseignées et pour lesquelles l'instrument n'avait pas été conçu. Von Sternberg ne semble pas s'être découragé de cet élève pétulant puisqu'il n'hésita pas à le recommander à l'attention de Mary Louise Curtis Bok, fondatrice du célèbre Curtis Institute of Music. Bien que n'ayant jamais vraiment compris la musique qu'Antheil écrivait, la désapprouvant même autant que son comportement excentrique, elle lui maintint néanmoins sa confiance et … une bourse annuelle de 150 $ bientôt réduite de moitié. Antheil relança régulièrement sa bienfaitrice avec succès lors de concerts nécessitant un investissement particulier.
Assuré d'une indépendance financière, Antheil produisit quelques oeuvres pianistiques d'une certaine ampleur, aux préoccupations futuristes voire motoristes très apparentes (Sonate n°2 "The Airplane" et Sonate sauvage (1922)). C'est précisément en 1922 qu'Antheil traversa l'Atlantique afin d'asseoir sa réputation de compositeur-interprète (ultra)moderne avec quelques perspectives de succès. Ses premières oeuvres européennes, Woman Sonata (1923), Death of Machines (1923) et Mechanisms (1923), demeurèrent cependant prudentes.
C'est à Berlin qu'Antheil rencontra son idole, Igor Stravinsky, qui l'encouragea à rejoindre Paris. La relation entre les deux hommes, d'abord chaleureuse, se détériora bientôt, le caractère péremptoire du Maître s'accommodant fort peu de la désinvolture de l'élève. Antheil ne s'est cependant jamais départi de son admiration pour Stravinsky et plus d'une oeuvre datée de cette époque s'inspire clairement de la période néo-classique du maître russe.
Paris plut à Antheil bien davantage que Berlin : il y trouva le foyer créatif dont il rêvait, côtoyant Erik Satie, James Joyce, Virgil Thompson, Ernest Hemingway, Jean Cocteau et surtout Ezra Pound qui s'investit énormément au service de sa musique. Ballet Mécanique, primitivement destiné à accompagner un film expérimental de Man Ray, sur une idée de Fernand Léger et Dudley Murphy, est la composition la plus extravagante d'Antheil, l'emblème de son premier credo artistique. L'œuvre prévue initialement pour 8 (voire 16 !) pianos percussifs synchronisés, cloches électriques, grosse caisse, sirène & hélices (!) a connu quelques remaniements et autant d'enregistrements qui n'ont jamais réussi à la rendre consommable par le plus grand nombre. Antheil était d'autant plus fier de son audace, que la création de l'oeuvre à Paris, en 1924 et en la présence d'Erik Satie, Darius Milhaud, Man Ray, Pablo Picasso, Jean Cocteau et Francis Picabia, avait provoqué un scandale dégénérant en émeute, on n'avait pas connu cela depuis le Sacre du Printemps de son idole, Stravinsky. On a cependant évoqué le fait que ce désordre avait peut-être été savamment orchestré pour les besoins du film, L'Inhumaine, de Marcel L'Herbier : avec Antheil on n'est jamais sûr de rien, d'ailleurs son autobiographie, The Bad Boy of Music (1945), est intentionnellement parsemée de leurres destinés à entretenir sa légende.
Antheil tenta de réitérer le scandale au Carnegie Hall de New York, en 1927, mais l'oeuvre tomba à plat ne recevant qu'une critique indifférente. Cet échec cuisant fut à la source d'une complète remise en question de l'artiste, passé de l'état d'exaltation créatrice à celui du doute typique du musicien raté.
A la fin des années 1920, Antheil est retourné en Allemagne comme assistant au Stadttheater in Berlin. Ce fut pour lui l'occasion de faire connaissance avec le théâtre : Transatlantic fut, de fait, son premier succès opératique et le signe d'un retour à des modes d'expressions de plus en plus traditionnels. Cependant, en 1933, le climat allemand ne convenait plus à un artiste convaincu de modernisme même modéré et il rentra définitivement aux Etats-Unis, intégrant les studios de Hollywood, en 1936. Comme ses compagnons d'exil, Erich Korngold (1897-1957) et Bernard Hermann (1911-1975), il se mit à composer des musiques alimentaires pour le cinéma et la télévision. C'était d'autant plus nécessaire que sa bienfaitrice, de plus en plus critique à son égard, lui avait coupé les vivres après 16 ans de bons et loyaux services.
Antheil tint accessoirement la plume comme écrivain, signant en particulier un roman policier, une anticipation de la guerre imminente et une autobiographie arrangée autant à sa sauce qu'à son avantage. Il s'est autoproclamé chroniqueur avisé dans bien des domaines et pas seulement en musique. Jamais à court d'idées saugrenues, il s'est même présenté comme un expert en endocrinologie féminine ! C'est à cette occasion qu'il a rencontré une voisine de palier, l'actrice Hedy Lamarr, qui sollicita ses conseils pour avantager son buste ! Hedy Lamarr (1913-2000), la plus belle femme du grand écran, mariée 6 fois et courtisée bien davantage (Frank Borzage, Billy Wilder, Otto Preminger, Charles Chaplin, Orson Welles, James Stewart, Charles Boyer, Clark Gable, Spencer Tracy, la liste est beaucoup plus longue que cela, on évoque même John Kennedy) ne fut pas qu'une actrice célèbre, elle était également mathématicienne. La rencontre improbable qu'elle fit avec Antheil, lui-même inventeur à ses heures, déboucha sur un brevet de téléguidage de torpilles marines ! L'U.S. Navy, un temps intéressée, abandonna le projet car la guerre se terminait; son principe refit pourtant surface dans les années 1990, à la base de nouvelles technologies (Téléphone cellulaire, Wi Fi et GPS) !
Entre 1935 et 1957, Antheil a écrit une trentaine de musiques de films d'où émerge celle écrite pour Dementia (1955), un film culte de John Parker. Il se découragea bientôt de sauver des films médiocres par des partitions qui, selon lui, auraient mérité un meilleur sort. Ses oeuvres plus ambitieuses renouèrent avec une structure tonale de plus en plus néo-romantique, saupoudrée de cette touche de sentimentalité américaine qu'une pratique de la rigueur a heureusement préservée de la facilité. C'en était en tous cas définitivement fini des rêves ultra modernistes. Le succès fut enfin au rendez-vous avec la 4ème Symphonie (1944) au point que le compositeur put enfin envisager de vivre de son art.
Antheil a écrit 6 opéras (Transatlantic (1930), Helen Retires (1931), Volpone (1949-1952), Venus in Africa (1954), The Wish (1954) et The Brothers (1954)) qui valent un certain détour comme on dit chez Michelin. Ils n'ont pourtant guère été montés que sur des scènes provinciales américaines et dans des conditions pas vraiment optimales. On ne dira jamais assez combien une oeuvre peut végéter jusqu'à ce que des interprètes motivés et inspirés la révèlent au public. Comparez la bande live de la création de The Brothers (Référence ci-dessous) et celle réalisée il y a peu en studio et le moins que l'on peut dire c'est qu'il n'existe aucune commune mesure entre elles. Cet enregistrement CPO est une réelle découverte où l'on entend une action en progression constante avec des moyens classiques mais convaincants : on ne s'ennuie à aucun moment grâce à la conduite soutenue d'un chant accompagné fort à propos. Outre The Brothers, Volpone et Venus in Africa sont également audibles en fouillant dans les archives libres d'accès de Radio OM (Faire une recherche sur Antheil, inscription gratuite obligatoire).
L'oeuvre pour orchestre comprend essentiellement :
Pianiste, Antheil a naturellement écrit pour son instrument favori; de petites pièces, Death of Machines, Can-Can, Toccata n°2, La Femme 100 Têtes, mais aussi plusieurs Sonates imposantes dont la numérotation pose problème du double fait que certaines ont été un temps perdues avant de reparaître au grand jour et que d'autres portent un sous-titre mais pas de numéro : n°1, n°2, n°3 (Allegro, Adagio, Diabolic) (1947), n°4 (Allegro Giocoso, Andante, Vivo) (1948) et n°5 (Andante-Allegro, Menuet, Allegro) (1950), ces trois dernières à n'ignorer sous aucun prétexte, d'autant qu'il existe un excellent enregistrement sous les doigts de Guy Livingston.
Ce qui frappe l'oreille, à l'écoute des musiques d'Antheil, c'est leur versatilité stylistique, où les emprunts sont fréquents : Antheil est de fait passé maître dans l'art du pastiche (de luxe) sans heureusement tomber dans les pièges propres à ce genre difficile. Réécoutez avec des oreilles neuves les pages exemplaires suivantes :
Antheil est mort prématurément d'une attaque cardiaque, abandonnant deux élèves particulièrement doués, Henry Brant (Orbits ou cette orchestration de la Concord Symphony de Charles Ives) et Benjamin Lees (Sonate n°4), que l'on tarde également à redécouvrir. Un temps célébrée (aux USA) à l'égale de celles de Samuel Barber et d'Aaron Copland, l'oeuvre d'Antheil ressurgit aujourd'hui et ce n'est que justice.