Il est des CD qu'on préférerait n'avoir jamais entendus, tel celui-ci, paru chez Dynamic, tant il génère autant de frustration que de bonheur. Il propose essentiellement 24 Préludes, pour soprano & piano, écrits par Ella Adaïewsky (1846-1926). Mes oreilles se sont dressées dès l'écoute de la première plage (Prélude n°1 ), une phrase mélodique sinueuse de 50 secondes aux inflexions délicatement nostalgiques. La suite n'étant pas moins convaincante, j'en ai extrait 3 autres plages (Préludes n°3 , n°9 & n°11 ), du grand art.
Cet enregistrement est unique en son genre dans tous les sens de l'expression puisqu'il est le seul à proposer de la musique de cette musicienne et qu'il le restera selon toute vraisemblance, explications.
Ella Adaïewsky, de son vrai nom Elisabeth (von) Schultz, est née, en Russie, d'un médecin d'origine estonienne et d'une pianiste d'origine allemande. Pour des raisons que l'on peut comprendre, elle s'est choisie un pseudonyme russe et, vous l'aurez noté, masculin, estimant sans doute que Adayevskaya aurait nui à sa carrière de compositrice, un stratagème fréquent à une époque nettement sexiste. Ce pseudo est construit sur trois lettres rappelant le triple coup de timbale A (la), D (ré) et A (la) qui scande l'ouverture de l'opéra Ruslan and Ludmila de Mikhail Glinka.
Ella a reçu ses premières leçons de piano de sa mère, dès l'âge de 6 ans. Ses professeurs, Adolf Henselt et Nicolas de Martinoff, ont poursuivi sa formation au point qu'en 1861, elle put se lancer dans une tournée de concerts à travers l'Europe (Russie, France, Angleterre, Pologne, Pays-Bas et Allemagne). Son retour dans la capitale russe fut triomphal au point d'attirer l'attention de la famille impériale. Elle reprit des études pendant 5 ans au tout nouveau Conservatoire de Saint-Pétersbourg, en particulier avec l'illustre Anton Rubinstein.
Elle s'est attelée à la composition dès le début des années 1870 : des choeurs destinés à la chapelle impériale, et deux opéras, La fille des Boyards (1873) et surtout A l'Aube de la Liberté (1877) dont nous entendrons peut-être un jour quelques notes. Ce dernier, dédié au Tsar Alexandre II, fut écrit sur un livret plaidant, pendant 4 actes, pour l'abolition du servage en Russie. Hélas, on s'en doute, la censure s'en mêla, empêchant toute représentation y compris hors des frontières. Cela découragea la musicienne, qui ne revint à la composition qu'occasionnellement : des pièces isolées pour piano (Le CD mentionné en entrée en propose trois, dont ce néo-baroque Air rococo & ses doubles ), une Sonate "grecque" pour clarinette & piano (1881, en quarts de tons !), un 3ème opéra, Solomonida Saburova (jamais édité) et enfin, nettement plus tard, les 24 Préludes déjà mentionnés (1903-1907).
Adulée comme pianiste mais nullement à l'abri du besoin, elle quitta définitivement la Russie pour l'Italie du Nord, en 1882, accompagnée de sa jeune soeur, Pauline, peintre de son état, et de ses 3 neveux. C'est d'ailleurs l'un d'eux, Bruno Geiger, qui écrivit les poèmes mis en musique dans les Préludes. Elle contribua à diversifier la vie musicale vénitienne qui ne proposait guère que les opéras de Bellini, Donizetti et Verdi. La colonie allemande en place lui fut reconnaissante de ses initiatives en faveur d'une musique de chambre jusque-là peu présente.
Ayant hérité de son père le goût des musiques populaires, elle développa une activité importante sur le terrain, se passionnant particulièrement pour une tradition séculaire préservée (encore aujourd'hui) dans l'idyllique région du Val Resia, aux confins de l'Italie de l'Autriche et de la Slovénie. On a retrouvé le manuscrit de son étude. Il est consultable en ligne et c'est l'occasion d'admirer sa maîtrise du français (elle parlait aussi l'allemand, l'anglais, l'italien et évidemment le russe !) et une calligraphie d'un âge révolu. Cet ouvrage fait partie des actes fondateurs de l'ethnomusicologie.
C'est au sein de la communauté étrangère de Venise qu'Ella a rencontré quelques amies fidèles, qui l'ont admirée comme l'une des femmes les plus distinguées de son temps : Franziska von Loë et la Reine de Roumanie, Elisabeth de Wied alias la poétesse et pianiste Carmen Sylva, l'invitèrent à de fréquents séjours en Rhénanie (où elle reprit prudemment son nom allemand, pendant la guerre !). C'est d'ailleurs à Bonn, qu'elle s'est éteinte, à l'âge de 80 ans.
Elle repose au vieux cimetière de cette ville, l'Alter Friedhof, non loin de quelques dames plus ou moins célèbres dont vous chercherez la tombe lors de votre prochain jeu de piste : Maria-Magdalena Beethoven, la mère de l'illustre compositeur (qui lui repose à Vienne), Adèle Schopenhauer, écrivain et soeur du grand philosophe, Mathilde Wesendonck, l'une des muses de Richard Wagner, et surtout Clara et Robert Schumann, réunis pour l'éternité à l'ombre d'un monument aussi harmonieux qu'imposant.
Féministe avant la lettre elle n'eut jamais besoin de défiler pour affirmer sa différence, son talent et sa culture. Dommage qu'elle n'ait pas persévéré dans l'art de la composition : même contre vents et marées, elle se serait sans nul doute taillée une place de choix.