Erkki Sven Tüür, est l'un des compositeurs les plus attachants de la génération née après la guerre 40-45. Il est moins connu à l'Ouest que son compatriote, Arvo Pärt, de 24 ans son aîné mais dans son pays, il est considéré comme son digne successeur.
A 50 ans à peine, sa carrière est, on l'espère, loin d'être terminée et donc, ce billet s'expose à de nombreuses mises à jour. Ce qui ne manquera pas d'être fait, lors de la parution de quelque nouvelle œuvre digne d'intérêt.
Son premier geste musical fut de fonder, en 1979, un groupe rock de chambre, "In Spe", connu des initiés. Il l'anima, durant 4 ans, en tant que compositeur, flûtiste et chanteur, son épouse, Anne, tenant les parties de clavier. Seuls une poignée de fans possèdent un des 3000 LP's qui ont - confidentiellement - circulé à l'Est, au début des années 80. En fouillant dans les archives, j'ai quand même retrouvé la trace de notre musicien en plein exercice vocal et si vous êtes plus physionomiste que moi, vous le reconnaîtrez peut-être sur la photo de groupe ci-contre.
In Spe était un ensemble plutôt ambitieux : ses créations, largement notées pour une part, improvisées pour une autre, proposaient des morceaux plus complexes que ceux généralement joués par les artistes de rock'n'roll. Tüür a même écrit une sorte de "Symphonie" pour les sept musiciens d'In Spe qui lui servira de passeport pour l'admission au conservatoire de Tallinn. Alo Mattiisen prendra alors le relais, à la tête du groupe.
Ceux qui disent Tüür largement autodidacte se trompent, d'ailleurs à ce niveau d'excellence, cela ne pourrait être vrai. Outre le Conservatoire de Tallinn, il a pris des leçons privées chez Jan Rääts (1932- ) et Lepo Sumera (1950-2000), musiciens de valeur évoqués lors de notre périple imaginaire en Estonie. Sa Première Symphonie, indisponible à l'écoute, est, en fait, son travail de fin d'études.
Les premières œuvres savantes de Tüür ont été composées pour de petites formations de chambre. La série des Architectonics I à VII dont la composition s'étale entre 1984 et 1992, est l'œuvre emblématique de ses débuts, un chef-d'œuvre indiscutable. Si le numéro 1 de la série se souvient de la "Symphonie" écrite pour In Spe, les autres s'évadent, cultivant une étonnante diversité de combinaisons sonores. Architectonics IV (plage 1) est une déconstruction fulgurante d'une cadence de Mozart et Architectonics III , un superbe exercice de style minimaliste à la sauce estonienne (Interprète : The Nyyd Ensemble).
Tüür a, de fait, adopté d'emblée l'esthétique du courant postmoderne, un mélange non prémédité de tous les styles existants. Le premier mouvement de son Concerto pour Violoncelle emprunte clairement sa pulsation rythmique à la musique de John Adams (1947- ) et Insula deserta , une pièce pour orchestre, se souvient de l'agitation fiévreuse qui parcourt le premier mouvement de Tabula Rasa, l'œuvre culte de son
Toutefois, à la différence de Pärt qui a cherché une raréfaction musicale maximale, Tüür a choisi l'option inverse : celle de la complexification sonore qui soumet l'auditeur à une somme énorme d'informations auditives, heureusement constamment gérable. La musique de Tüür mélange, de plus et sans calcul préalable, les techniques tonales et atonales, selon les besoins de l'inspiration du moment. Il en résulte un pouvoir de persuasion incontestable que n'obtiendrait pas une musique s'acharnant à démontrer une pertinence purement (a)tonale.
Une autre caractéristique précieuse de la musique de Tüür réside dans l'art que ce musicien déploie au service de la beauté du son. Deux pièces pour orchestre, Lighthouse (un hommage à Bach) et Passion, en font la démonstration éclatante.
Le catalogue des œuvres de Tüür est déjà bien rempli et sa diffusion suit avec un délai raisonnable.
Sur les 7 symphonies actuellement composées (en 2014), seules les symphonies 2, 3, 4, 6 et 7 sont aisément disponibles sous forme d'enregistrements. Si la Symphonie n°2 prolonge avec bonheur le modernisme d'Architectonics, si la Symphonie n°3 s'épanouit dans une rythmique plus dansante, la 4ème Symphonie montre une nette évolution vers une musique plus tellurique qui sculpte le son à l'état brut, sans s'encombrer de contraintes motiviques. Quant à la 7ème elle est vocale et planante.
Outre le Concerto pour Violoncelle déjà évoqué, on notera l'existence d'autres concertos, pour violon, pour alto, pour marimba, pour basson (amplifié) et pour clarinette.
Quelques œuvres d'inspiration religieuse figurent en bonne place dans ce catalogue : Oratorio Ante Finem Saeculi (1985), Missa Lumen et Cantus (1989), Requiem (1994) commémorant la mémoire de son ami, le chef estonien, Peeter Lilje (1950-1993) et Salve Regina (plage 1).
Sauf Architectonics, sa musique de chambre a été peu enregistrée; elle comprend surtout un remarquable Quatuor à Cordes (1985) et quelques pièces pour deux instruments (Conversio pour Piano et Violon, Dedicatio pour Violoncelle et Piano, etc.) auxquelles il convient d'ajouter une Sonate pour Piano solo, datée de 1985 (Lauri Väinmaa, piano).
Tüür excelle particulièrement dans les pièces pour orchestre de durée intermédiaire. Citons parmi les plus réussies : Action - Passion - Illusion (1993), un tryptique en fait, Crystallisatio (1995), Searching for roots (1990) - un hommage à Sibelius -, Insula deserta (1989), Zeitraum (1992), Aditus, Exodus (1999) et The Path and the Traces (2005) - un hommage à Arvo Pärt pour ses 70 ans.
Plus surprenant, Tüür a aussi écrit un opéra, Wallenberg, basé sur l'histoire de ce diplomate suédois qui servit la cause juive pendant la dernière guerre et dont voici une scène plutôt statique, en live. Un DVD vient de paraître mais je n'en sais pas davantage.
La musique de Erkki Sven Tüür est savante, complexe sans excès et soucieuse de la santé des oreilles qui l'écoutent. Pleine d'imagination et cultivant la qualité du son, il n'est pas étonnant que ce musicien figure dans le peloton de tête des encore (relativement) jeunes compositeurs actuels.