Faits divers

Composer sous le 3ème Reich

On s'est maintes fois interrogé sur les rapports ambigus qui ont lié le 3ème Reich à la musique : comment l'exercice - passif chez la plupart (Adolf Hitler et toute sa clique) mais actif chez certains (Reinhard Heydrich, violoniste amateur et fils de Bruno Heydrich (Abschied), un musicien particulièrement connu à Dresde) - d'un art réputé pour adoucir les moeurs, s'est-il accommodé de la brutalité barbare qui demeure dans toutes les mémoires ? Voici, dans le désordre, quelques éléments de réponse, liés aux obsessions du régime hitlérien : le mythe du héros aryen, la diabolisation des juifs et la déportation puis l'extermination des gêneurs de tous bords.

La musique comme instrument de propagande

300 milliards de Marks pour un envoi recommandé !
300 milliards de Marks pour un envoi recommandé !

L'ascension d'Hitler à la chancellerie, en 1933, a été favorisée par l'étranglement de la population allemande endurant les conséquences économiques d'un Traité de Versailles dangereusement irréaliste (Une dette de guerre impayable - 132 milliards de marks-or ! - et d'ailleurs, au bilan, largement impayée). Un esprit de révolte est né, de revanche même, que des aventuriers ont mis à profit pour sortir, à leur manière, leur pays de l'impasse. Une propagande était cependant nécessaire afin d'emporter l'adhésion des masses populaires et la musique y a joué un rôle de levier.

Il était, de fait, tentant de restaurer le sentiment de fièrté nationale des citoyens allemands en leur rappelant deux siècles de suprématie en musique (1710-1910). Les goûts personnels du Führer l'ont amené à instrumentaliser les oeuvres symphoniques de Beethoven et Bruckner et celles, dramatiques, de Wagner. Stratégiquement, ces choix étaient défendables : outre qu'on imaginait mal une propagande basée sur les préludes et fugues de Bach, les concertos de Mozart ou les lieder de Schubert, Hitler a sans nul doute été impressionné par le pouvoir incantatoire de la rhétorique du Maître de Bonn (il s'en est d'ailleurs formellement inspiré dans la conduite de ses discours) comme il a été séduit par la mise en scène de l'épopée wagnérienne d'où émergeait le surhomme, nécessairement aryen.

Les juifs et la musique

Wagner a joué un autre rôle dans cette histoire, lui qui nourrissait des ambitions littéraires autant que musicales. Il s'est répandu en écrits polémiques faisant la part belle à un antisémitisme primaire que le Reich a cultivé dans le but évident de financer son réarmement grâce à la confiscation des biens détenus par les juifs. L'antisémitisme chez Wagner n'a cependant jamais vraiment dépassé le niveau de l'idée reçue sauf qu'il lui a trouvé une composante musicale. Le dépit a joué un rôle dans son entreprise de dénigrement : occupé à un vaste projet d'art total (Gesamtkunstwerk) mais, vers 1850, encore bien loin d'être reconnu comme un génie universel, Wagner pestait contre tous ceux en qui il voyait un obstacle à la réussite de son entreprise. Il visait particulièrement Félix Mendelssohn (1809-1847), représentant du mouvement conservateur en musique, à l'opposé de ses conceptions novatrices, et Jakob Liebmann Meyer Beer, alias Giacomo Meyerbeer (1791-1864), en qui il voyait (à tort) son plus dangereux rival à la scène. L'hostilité qu'il entretenait à l'égard de ces collègues juifs transparaît à chaque ligne de son tristement célèbre pamphlet, Das Judenthum in der Musik (1850), publié initialement sous le pseudonyme, K. Freigedank (K. Libre-penseur !), et réédité, légèrement adouci, en 1869, sous son nom véritable. Vous en trouverez une traduction française ici.

Wagner : La Judaïcité en Musique
Wagner : La Judaïcité en Musique

Note. Ce pamphlet a épuisé depuis longtemps son pouvoir de perversion, noyant quelques idées recevables dans un océan de mauvaise foi. L'auteur partait cependant d'une constatation bien réelle, à savoir qu'à cette époque, les grands compositeurs juifs se comptaient sur les doigts d'une main amputée, précisément Mendelssohn et Meyerbeer, auxquels il convenait d'ajouter, en France, Charles-Valentin Alkan (1813-1888). Même en remontant dans le temps, on ne trouve guère de compositeurs juifs de renom, à l'exception de Salomone Rossi (1570-1630) (Baruch haba b'sheim Adonai). Cela est d'autant plus surprenant que :

  • Dans tous les autres domaines de l'activité humaine - pas seulement la finance ! - , les juifs n'ont cessé d'être à la pointe de l'inventivité et du développement : rien qu'en sciences exactes, Albert Einstein, Leo Szilard, Paul Erdös, Richard Feynman, ..., et plus généralement un cinquième des Prix Nobels, toutes disciplines confondues !
  • Les grands interprètes juifs étaient nombreux du temps de Wagner et il en savait quelque chose, lui qui fréquentait le plus courtoisement du monde le chef, Hermann Levi, le pianiste, Joseph Rubinstein, le pianiste et compositeur polonais, Carl Tausig ou le chef de chœur, Heinrich Porges. Il est vrai que chez Wagner, l'opportunisme a toujours pris le pas sur l'antisémitisme lorsqu'il était susceptible de lui apporter quelque avantage.

Wagner a cherché un début d'explication à la pénurie de grands compositeurs juifs dans le fait qu'à son époque, exilés de toutes parts, les juifs ne s'intégraient pas volontiers, en particulier ne s'exprimaient pas de façon native dans leur langue d'adoption. Il incriminait clairement la pratique du yiddish judéo-allemand comme un obstacle naturel à la composition d'une musique idiomatique.

Il aurait pu invoquer plus sûrement cet autre argument que le culte religieux juif demeurait trop près de la lettre pour favoriser l'éclosion d'une musique savante (La même remarque vaut pour les cultes orthodoxe et protestant, cf cette autre chronique relative à l'histoire de la messe en musique). La Synagogue, comme le Temple, privilégie un chant accessible au plus grand nombre ce qui n'a jamais été la voie de l'exigence artistique telle qu'on la retrouve dans cette mise en musique, par Maurice Ravel, de la prière du Kaddish (ne manquez pas la fin).

Evidemment ces considérations ont perdu du poids à mesure que la communauté juive s'est davantage intégrée et laïcisée. Les effets ne se sont pas fait attendre et le nombre des compositeurs juifs a de fait explosé dès la fin du 19ème siècle (Paul Dukas, Gustav Mahler, Alexandre Von Zemlinsky, Arnold Schoenberg, Franz Schreker, Erich Wolfgang Korngold, Darius Milhaud, Aaron Copland, George Gershwin, Ernest Bloch, Mario Castelnuovo-Tedesco, Mauricio Kagel, Gyorgy Ligeti, Steve Reich, Philip Glass, Alfred Schnittke, ...), rejoignant celui des interprètes fameux, les pianistes, Artur Rubinstein, Artur Schnabel, Clara Haskil, Vladimir Horowitz, Emil Gilels, Vladimir Ashkenazy, Daniel Barenboim, Lazar Berman, Glenn Gould, Hélène Grimaud, Evgeny Kissin, Radu Lupu, Murray Perahia, András Schiff, Rudolph Serkin, les violonistes, Joseph Joachim, Fritz Kreisler, Henryk Wieniawski, Yehudi Menuhin, Joseph Szigeti, Jascha Heifetz, Gidon Kremer, Joshua Bell, Leonid Kogan, Nathan Milstein, David Oistrakh, Itzhak Perlman, Gil Shaham, Henryk Szeryng, Maxime Vengerov, Pinchas Zukerman, les violoncellistes, Mstislav Rostropovich, Jacqueline du Pré, Emanuel Feuerman,Steven Isserlis, Misha Maisky, Gregor Piatigorsky, enfin les chefs, Jascha Horenstein, Victor de Sabata, Bruno Walter, Felix Weingartner, Otto Klemperer, Karel Ancerl, Serge Koussevitzky, Fritz Reiner, Erich Leinsdorf, Leonard Bernstein, Antal Dorati, Mariss Jansons, Istvan Kertesz, Paul Kletzki, Kyril Kondrashin, James Levine, Lorin Maazel, Pierre Monteux, Eugene Ormandy, André Previn, Leonard Slatkin, Georg Solti, George Szell, Michael Tilson Thomas. Cette liste (tronquée !) est éloquente : il est devenu plus difficile de trouver un grand interprète non-juif que l'inverse !

Musiques dégénérées

Il n'avait pas échappé aux dirigeants nazis que l'âge d'or de la musique (austro-)allemande s'était éteint vers 1910. A cette époque le déjà quinquagénaire Richard Strauss (1864-1949) demeurait bien esseulé pour combattre les envahisseurs français (Fauré, Debussy, Ravel) et russes (Stravinsky, Prokofiev, Schostakovitch), des ennemis potentiels sur les champs de bataille à venir ! Certes, on comptait encore quelques musiciens éminents en Allemagne, Walter Braunfels (1882-1954), Paul Hindemith (1895-1963), Wolfgang Korngold (1897-1957), Berthold Goldschmidt (1903-1996), ..., mais ils ne faisaient plus le lit du courant dominant. De plus, un nombre grandissant étaient juifs, une ascension intolérable aux yeux du régime. Plutôt que parier sur la musique de l'avenir, la propagande nazie a préféré se replier sur les années glorieuses, rejetant des circuits de diffusion toute nouvelle forme de musique, qualifiée en bloc de dégénérée.

Affiche pour l'expo de Düsseldorf
Affiche pour l'expo de Düsseldorf

Etait dégénérée toute oeuvre satisfaisant l'un quelconque des critères suivants :

  • moderne, comprenez dissonante ou ce que vous voudrez d'apparenté (Paul Hindemith (1895-1963, Kammermusik n°2), Karl Amadeus Hartmann (1905-1963)), pire atonale (Arnold Schoenberg (1874-1951, Variations pour orchestre), Anton Webern (1883-1945), Alban Berg (1885-1935)),
  • flirtant avec l'univers du jazz (noir-)américain, en pleine expansion depuis la fin de la première guerre (Erwin Schulhoff (1894-1942, Esquisses de Jazz), Ernst Křenek (1900-1991)),
  • écrite par un compositeur non allemand (Igor Stravinsky (1882-1971), Béla Bartók (1881-1945, Le Mandarin merveilleux)), pire encore, juif (Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), Berthold Goldschmidt (1903-1996, Passacaille pour orchestre)).

Le morceau d'affiche ci-contre, annonçant l'exposition "Entartete Musik" (Musique dégénérée), inaugurée à Düsseldorf le 24 mai 1938, résumait ces critères de manière suggestive.

En Allemagne mais aussi en Autriche, les "musiciens dégénérés" émigrèrent en masse, von Zemlinsky, Korngold, Eisler, Dessau, Weill, Krenek, Toch et Schönberg aux Etats-Unis et Goldschmidt, Wellesz et Gal en Grande-Bretagne. Quant à Hartmann et Braunfels, ils demeurèrent au pays natal mais ils se retirèrent de la vie active, ne composant plus que pour leurs tiroirs, en attendant des jours meilleurs.

A partir de 1939, le piège de la déportation s'est refermé sur les musiciens notoirement juifs qui n'avaient pas fui l'Allemagne.

Goldschmidt : Le Cocu magnifique
Goldschmidt : Le Cocu magnifique
Braunfels : Les Oiseaux
Braunfels : Les Oiseaux

Note. La branche londonienne du label Decca a publié en son temps une série regroupant quelques oeuvres "dégénérées" significatives, en particulier des opéras rarement représentés à la scène. Parmi les réalisations encore disponibles, ne manquez pas les opéras de Goldschmidt (Le Cocu magnifique, d'après Fernand Crommelynck) et de Braunfels (Die Vögel, d'après Aristophane), deux oeuvres de facture traditionnelle dont la dégénérescence ne saute vraiment pas aux oreilles.

Bilan musical des pertes en vies humaines

Aujourd'hui que l'Europe s'est (re)construite, il ne devrait plus être de mise de commémorer la fin de la 2ème guerre mondiale. Ceux qui veulent faire oeuvre de mémoire peuvent toujours se souvenir de la libération des camps et singulièrement du dernier en souffrance, Theresienstadt (Terezin en tchèque), précisément le 8 mai 1945, par les soldats russes.

Liste des camps de concentration nazis
Liste des camps de concentration nazis (Licence : CC-BY-SA 3.0.)

Vous localiserez aisément l'endroit sur la carte ci-contre, au point le plus avancé du front de l'Est.

Le camp de Theresienstadt fut longtemps la vitrine que le Reich maintint dans un état de moindre inhumanité en vue d'une inspection programmée de la Croix-Rouge. Il regroupait initialement des artistes et des intellectuels tchèques âgés de plus de 65 ans et des personnalités en vue (Prominenten) dont la disparition prématurée aurait alerté les autorités internationales.

Les prisonniers de Theresienstadt ont, en moyenne, survécu (un peu) plus longtemps que ceux des autres camps, jusqu'à ce que Berlin ordonne la solution finale qui n'épargna quasiment personne. On estime qu'environ 144000 personnes ont été déportées à Theresienstadt. Certains moururent sur place, d'autres furent transférés dans les camps d'extermination en sorte qu'à la fin de la guerre, on dénombrait à peine 19 000 survivants dont le chef Karel Ancerl qui se refit une santé à la tête de l'Orchestre philharmonique tchèque.

Sur place, se constituèrent des orchestres souvent hétéroclites où coexistaient les instruments classiques et d'autres qui l'étaient moins (accordéons, banjos, ...), propriétés des détenus ou fournis par les autorités du camp. Une véritable entraide musicale est née à ces occasions, les interprètes professionnels intégrant des musiciens populaires d'Europe centrale jouant à l'instinct. A Buchenwald et Auschwitz, les orchestres - régulièrement décimés ! - atteignirent la centaine de musiciens. Les compositeurs furent également sollicités pour réaliser les arrangements rendus nécessaires par la disparité des effectifs instrumentaux disponibles.

A court terme mais à court terme seulement, être musicien dans un camp autorisait quelques privilèges (dispense de travaux lourds, rationnement moindre, ...), fatalement mal perçus par les non-musiciens. Ces avantages n'eurent qu'un temps car, à partir de 1943, il fut ordonné de faire disparaître toute trace du passage des détenus. Ont ainsi disparu, aux quatre coins du Reich (Les oeuvres mentionnées ne datent pas nécessairement de la guerre) :

Martin Spanjaard (1892-Auschwitz 1942), Erwin Schulhoff (1894-Wülzburg 1942) (Superbe Concerto pour piano opus 43, Symphonie n°5, Quatuor n°2, 5 Etudes de Jazz, l'opéra Flammen), Carlo Sigmund Taube (1897-Auschwitz-Birkenau 1944), Leo Smit (1900-Sobibor 1943) (Concerto pour alto, Sextuor pour piano & vents) et Roman Padlevski (1915-Ghetto de Varsovie 1943) (Quatuor n°2).

Nico Richter (1915-1945) (Quatuor n°1) a compté parmi les rescapés de Dachau mais son état général était tellement piteux qu'il ne survécut pas à son retour. L'histoire de Marcel Tyberg (1893-1944) fut particulièrement tragique, sa mère ayant cru bien faire en trahissant qu'un de ses grands-parents était juif. Catalogué juif à 1/16, il fut déporté à Auschwitz-Birkenau où il mourut un an plus tard. La musique qu'il nous a laissée n'est pas du tout innovante mais elle demeure captivante (Symphonie n°2, qui démarre comme du Bruckner et Symphonie n°3 qui fait pareil sur un air de Mahler). Si cette parenté trop audible vous agace, essayez le beau Trio à clavier, en fa majeur.

Cinq musiciens de valeur ont vécu à Theresienstadt :

  • Rudolf Karel (1880-Theresienstadt 1945) (Symphonie n°1, Nonette, opus 43).
  • Viktor Ullmann (1898-Auschwitz 1944) (Rhapsodie slave et remarquable Concerto pour piano), un temps l'élève de Schönberg, n'a pas suivi la voie de son maître. Il fut le plus actif à Theresienstadt quoique certaines oeuvres n'aient pu recevoir tous les soins nécessaires. Ainsi deux symphonies n'ont existé que sous la forme réduite de sonates pour piano (n°5 et 7) et c'est Bernhard Wulff qui les a instrumentées sur base des indications fournies par le compositeur. On sera frappé par l'insouciance qui marque le début de la Symphonie n°2, sa dernière oeuvre cependant . L'opéra Der Kaiser von Atlantis, également composé à Theresienstadt, ne dépassa pas le stade des répétitions : il mettait en scène un dictateur de façon un peu trop voyante ! L'oeuvre ne sera créée qu'en 1975, à Amsterdam.
  • Hans Krása (1899-Auschwitz 1944) (Symphonie, Kammermusik pour clavecin et petit ensemble) a (re)composé de mémoire (en 1943) l'oeuvre la plus emblématique de Theresienstadt : Brundibar, un opéra pour enfants. C'était une version édulcorée de l'original, daté de 1938, où les allusions à la dictature hitlérienne étaient trop visibles. L'oeuvre, réinstrumentée pour les moyens du bord, fut jouée plus de 50 fois, mettant en scène les enfants du camp. L'une de ces représentations servit à jeter de la poudre aux yeux des observateurs de la Croix-Rouge lors de leur visite (annoncée !), en 1944. Un CD particulièrement précieux (renseigné ci-dessous) regroupe la musique de chambre de Krasa. Voici un extrait du deuxième mouvement du Quatuor de 1921 .
  • Pavel Haas (1899-Auschwitz 1944) (Sinfonia, Quatuor n°2).
  • Gideon Klein (1919-Fürstengrube 1945) (Trio à cordes, Partita pour cordes).

Parmi tous les musiciens évoqués, vous retiendrez en priorité Viktor Ullmann, Hans Krása et surtout Erwin Schulhoff. Celui-ci, juif, homosexuel, communiste et moderniste, cumulait pourtant toutes les tares aux yeux du régime hitlérien ! Il est resté d'une étonnante fécondité jusqu'à la fin de sa captivité. Sa dernière oeuvre, la 8 ème Symphonie, est demeurée en l'état de réduction pour piano et je ne pense pas que quiconque s'est risqué à l'instrumenter. Je ne résiste pas au plaisir de vous proposer le début de ses 3 mouvements, Allegro (un long ostinato qui devrait vous rappeler quelque chose !), Andante et Finale .

Erwin Schulhoff
Erwin Schulhoff
Viktor Ullmann
Viktor Ullmann
Hans Krása
Hans Krása
Ullmann : Symphonies 1 et 2
Ullmann : Symphonies 1 et 2
Krasa : Musique de chambre
Krasa : Musique de chambre
Schulhoff : Concertos
Schulhoff : Concertos
Schulhoff : Quatuors
Schulhoff : Quatuors

D'autres musiciens nettement plus légers ont également vécu à Theresienstadt : Daniël Belinfante (1893-1945) (Plaisante Sonatine n°3), Robert Dauber (1922-1945) (Sérénade), Ralph Erwin (1896-1943) (Célèbre et légère mélodie "Ich küsse Ihre Hand, Madame"), Mordechai Gebirtig (1877-1942) (Populaire " Arbetlose Marsch", en fait un chant yiddish), Dick Kattenburg (1919-1944) (Quatuor avec flûte), Zikmund Schul (1916-1944) (Chassidic Dance for viola and violoncello) et Fritz Weiss (1919-1944), arrangeur de jazz (Jewish jazz Band of Theresienstadt).

Paradoxes musicaux

Le moment est venu d'évoquer quelques contradictions vécues par des gradés allemands, pas forcément des abrutis mais dépassés par une mise en scène complètement folle, en provenance de Berlin. Tous n'étaient pas des illettrés musicaux et certains ont favorisé l'éclosion musicale, au mépris des règles pourtant fort claires édictées en hauts lieux :

  • Les musiques non classiques furent admises, allant du simple spectacle de cabaret aux concerts de jazz (Theresienstadt possédait 2 formations de jazz).
  • Bien que les musiques (tonales !) de musiciens non allemands aient partout été tolérées par le régime (la musique de Piotr IlichTchaïkovsky ne fut jamais interdite, même au plus fort de la débâcle de la campagne Russie !), cela ne valait pas pour les musiciens juifs. Cette règle ne fut manifestement pas respectée : à Theresienstadt et ailleurs, les compositeurs juifs ont pu faire entendre leurs créations et on a souvenance de programmes proposant des lieder de Gustav Mahler.
  • La musique composée à Theresienstadt fut moderne bien au-delà des limites autorisées et le comble fut assurément atteint au camp d'internement militaire de Görlitz (Stalag VIII-A) : c'est là que le musicien français le plus fameux de son temps, Olivier Messiaen (1908-1992), a écrit et fait jouer, en première mondiale, son emblématique Quatuor pour la Fin des Temps. L'oeuvre qui dure 45 minutes fut créée, avec les moyens du bord, en janvier 1941, en présence de 300 personnes, des geôliers allemands de tous grades et des prisonniers. De toute évidence, Messiaen s'est senti libre d'écrire l'oeuvre qu'il avait envie d'écrire et le moins que l'on puisse dire est que, selon la nomenclature officielle, elle aurait dû figurer très haut dans la liste des oeuvres dégénérées. Diversement appréciée mais respectée, son modernisme militant n'a nullement empêché son auteur d'obtenir sa libération, en 1941.

Un autre musicien français injustement méconnu, Emile Goué (1904-1946), par ailleurs agrégé de physique et chimie, a passé ses années de captivité à l'Oflag de Nienburg-Weser jusqu'à sa libération en 1945. Très affaibli, il ne survécut qu'une année seulement. Le label Azur a consacré plusieurs CD à l'oeuvre de ce musicien raffiné. Vous pouvez en entendre des échos sur le site de l'association consacrée au compositeur. Ecoutez par exemple son Quatuor n°3.

Epilogue

La guerre n'a pas frappé uniformément les compositeurs de musique de même qu'elle n'a pas réservé un sort identique à tous les membres de la communauté juive. Ceux qui eurent assez tôt le pressentiment qu'il fallait fuir l'Allemagne, qui avaient la force intérieure de tout quitter et les moyens d'y parvenir, purent se mettre à l'abri. Le fait est que quasiment tous les musiciens confirmés furent dans ce cas. Les autres, moins bien informés, moins nantis ou toujours en quête de reconnaissance, tergiversèrent peut-être et en tous cas se firent piéger dès 1939.

Hors des camps, très peu de musiciens périrent au combat, sous les balles ennemies. L'exception la plus amère fut sans doute celle de Jehan Alain (1911-1940) (Célèbres Litanies), un musicien français si prometteur, mort au front. En face, Anton Webern (1883-1946) fut également tué par une balle ... tirée par une sentinelle américaine appliquant à la lettre les instructions du couvre-feu décrété à la libération.

Les musiciennes ne furent pas plus épargnées que leurs collègues masculins. Evoquons, pour terminer, trois destins contrastés de femmes déportées :

Alma Rosé
Alma Rosé

Alma Rosé (1906-1944), nièce par sa mère de Gustav Mahler, était une violoniste très en vue qui avait sans doute hérité ses dons de son illustre père, Arnold Rosé, premier violon des Wiener Philharmoniker et membre fondateur du célèbre Quatuor Rosé. Déportée à Auschwitz, elle y fonda l'orchestre des femmes de Birkenau. Décédée inopinément, sa dépouille eut droit à une veillée officielle, un honneur étonnant pour une juive, qui témoigne de l'estime dont elle jouissait auprès des autorités du camp. Une controverse jamais élucidée a cependant existé sur les causes réelles de son décès : on a évoqué un empoisonnement destiné peut-être, je fantasme à dessein, à lui épargner l'horreur de la chambre à gaz.

Alice Sommer
Alice Sommer

Ayant longtemps hésité avant de publier cette chronique tant les sujets abordés demeurent sensibles, j'ai été sauvé du doute par un documentaire consacré à une femme (au destin) extraordinaire, Alice Herz-Sommer (1903-2014), pianiste en vue et rescapée de Terezin (avec son fils Raphael Sommer, promu violoncelliste). L'interview date d'un an avant sa mort, alors qu'elle avait 109 ans, bon pied bon oeil et les doigts encore assez agiles pour s'exercer au clavier. Non seulement elle a survécu à l'épreuve du camp, mais elle en a tiré une leçon d'optimisme où toute notion de haine a été bannie. Son témoignage émerge, parmi tous ceux enregistrés en cette période anniversaire de la fin de guerre 40-45, comme une leçon de vie sans équivalent.

Ilse Weber
Ilse Weber

Laissons la note finale à Ilse Weber (1903-1944), une simple chanteuse-auteure-compositrice, qui mit ses poèmes en musique de tous les jours, ici "Ich wandre durch Theresienstadt" . C'est extrait d'un CD paru chez DGG et interprété par Anne Sofie von Otter. Infirmière préposée à la garde des enfants d'Auschwitz, elle les accompagna dans la mort.

Je marche à travers Theresienstadt,
Le coeur lourd comme du plomb, ...
... Theresienstadt,Theresienstadt, quand la douleur prendra-t-elle fin,
quand retrouverons-nous la liberté ?