Il est tout à fait remarquable qu’un pays où il faut constamment ramer pour se rendre d'un point à un autre ait trouvé le temps de développer, en l’espace de deux siècles, un art musical d’une réelle importance dont le rayonnement se fait actuellement sentir bien au-delà de ses frontières.
L'histoire de la musique savante danoise ne démarre que vers 1850 mais, une fois lancée, elle ne s'est plus arrêtée. Les Danois la résument en cinq noms, Niels Gade (1817-1890), Carl Nielsen (1865-1931), Vagn Holmboe (1909-1996), Per Norgard (1932- ) et Poul Ruders (1949- ) mais d'autres musiciens méritent qu'on s'intéresse à leurs oeuvres.
Avant 1850, les compositeurs authentiquement danois brillaient par leur absence. Le Vizekapellmeister (à la cour de Christian IV), Mogens Pederson (env. 1583-1623), est le premier dont la musique nous soit parvenue. Quelques enregistrements plutôt confidentiels existent, consacrés à des madrigaux qui ne sortent cependant pas du grand ordinaire.
Si on jouait de la bonne musique au Royaume de Danemark, elle était essentiellement le fait de compositeurs étrangers, importés à plus ou moins grands frais, pour pallier la faiblesse de la main-d’œuvre locale : nos managers sportifs n’ont rien inventé.
C'était l'époque où les cours princières entretenaient des chapelles musicales peuplées de compositeurs et d'exécutants, en résidence comme on dirait aujourd’hui. Tout cela est bel et bien terminé et voilà pourquoi les gens se demandent à quoi servent encore les princes et les rois.
Le premier mercenaire dont le nom nous soit familier est Dietrich Buxtehude (1637-1707), un ressortissant allemand qui a longtemps étudié au Danemark avant de revenir au pays. Organiste de formation, on le considère généralement comme le premier maître de cette profession. Johann Sebastian Bach, âgé de 20 ans, fit le déplacement d'Arnstadt à Lübeck (330 km, à pied !) pour l’entendre jouer et l’on dit que cette rencontre fut décisive pour le futur Cantor de Leipzig.
Parmi les musiciens venus par vagues successives du nord de l'Allemagne, mentionnons encore Johann Schulz (1747-1800), Friedrich Kunzen (1761-1817), Christoph Weyse (1774-1842) (Symphonie n°1, Symphonie n°7) et Friedrich Kuhlau (1786-1832) (Concerto pour piano, opus 7 - un air de déjà entendu chez Beethoven (Début du Concerto pour piano, n°1)).
Tout ce répertoire est encore peu exploré car les partitions éditées sont peu nombreuses. On retrouve régulièrement des manuscrits autographes, parfois en pièces détachées, perdus dans des bibliothèques poussiéreuses où ils attendent d’être rassemblés et édités dans un format exploitable. L’opéra, Holger Danske (1789), de Kunzen a eu cette chance : il vaut vraiment un détour que les extraits mis à votre disposition vous donneront peut-être envie de faire. Il me semble avoir mieux résisté au temps que Elverhöj de Kuhlau et Sovedrikken de Weyse.
La génération suivante a exploité les leçons des professeurs allemands et engendré les premiers compositeurs danois de souche : l'excellent Johann Peter Emilius Hartmann (1805-1900) (Symphonie n°2) mieux connu que son fils, Emil Hartmann (1836-1898) (Concerto pour violoncelle, Symphonie n°4), Hans Christian Lumbye (1810-1874) (Champagnegalopp), le Johann Strauss local, et surtout Niels Gade (1817-1890), gendre de JPE Hartmann, un musicien de grande valeur que tous les amateurs de bonne musique romantique redécouvrent avec plaisir depuis quelques décennies : ses 8 symphonies doivent figurer en bonne place dans toute CDthèque un peu éclectique (n°1,n°3, n°4, n°5, n°6, n°7).
Gade a également élevé les normes de l’enseignement musical dans son pays qui en avait bien besoin. Sur les conseils de Félix Mendelssohn, il a contribué à développer une Société Musicale (fondée en 1836) dans le but de promouvoir la musique savante.
Je vous recommande, en passant, l'opéra Drot og Marsk de Peter Heise (1830-1879). La firme danoise DaCapo a exhumé récemment les 7 Symphonies de Asger Hamerik (1843-1923), un danois voyageur qu'on retrouve successivement en Allemagne, en France puis à Baltimore aux USA avant son retour au bercail (Symphonies n°1, n°2 - où flotte un air de 1ère de Mahler - , n°3, n°5, n°6). Ludvig Schytte (1848-1909) (Concerto pour piano, opus 28) fut un temps élève de Liszt. August Enna (1859–1939) est tombé dans un oubli relatif, victime d'une rivalité avec Nielsen, mais c'est dommage si l'on en juge par la qualité des rares oeuvres enregistrées (Symphonie n°2, Concerto pour violon et l'opéra, Heisse Liebe , paru chez CPO).
C’est dans le cadre de son enseignement au Conservatoire de Copenhague que Gade a rencontré son meilleur élève, Carl Nielsen. Carl Nielsen (1865-1931) est au Danemark ce que Jean Sibelius est à la Finlande : le chantre de l’âme nationale. S'ils sont tous deux célébrés comme tel dans leur pays d'origine, ils sont parfois contestés hors de leurs frontières. On leur a, un peu sottement, reproché d'avoir cherché une issue à la décadence postromantique en ramant à contre-courant du modernisme naissant de Stravinsky, Bartok et Schönberg. Nielsen est cependant un géant à découvrir d'urgence si ce n'est déjà fait (Symphonies n°1, n°2, n°3, n°4, n°5, n°6, par exemple, mais c'est toute son oeuvre qui doit être connue).
Trois autres symphonistes ont fait bonne figure aux côtés de Nielsen : Victor Bendix (1851-1926) (4 Symphonies, parues chez Danacord), Louis Glass (1864-1936) (Symphonie n°3, aux accents brucknériens) et Hakon Borresen (1876-1954) (Symphonies n°1 et n°3, Concerto pour violon, opus 11, parus chez Da Capo).
La génération suivante a maintenu le cap symphonique avec davantage de détermination que partout ailleurs en Europe occidentale : Paul von Klenau (1883-1946) (Symphonies n°5, n°7 et n°9), Rudolph Simonsen (1889-1947) (Concerto en fa mineur pour piano), Jorgen Bentzon (1897-1951), Herman Koppel (1908-1998) (Concerto pour violoncelle, Requiem), Knudage Riisager (1897-1974) (Qarrtsiluni, Symphonie n°2), le prolifique Niels Viggo Bentzon (1919-2000) (24 symphonies !), Vagn Holmboe (1909-1996) (13 Symphonies un peu brouillonnes : n°8) et Axel Borup-Jorgensen (1924-2012), le plus aventureux de la bande. Seule l'oeuvre symphonique de Vagn Holmboe est entrée au répertoire nordique.
On décernera une mention spéciale à Rued Langgaard (1893-1952), dont la musique constamment en avance ou en retard sur son temps mais rarement en phase, ne fut jamais acceptée par un establishment hostile aux prétentions de son auteur. Langgaard mourut dans une relative incompréhension alors qu'il est un des musiciens les plus remarquables de sa génération. Sa musique refait lentement surface : Music of the Spheres ne ressemble à aucune autre oeuvre connue. Les 16 symphonies sont à découvrir, inégales, spectaculaires et banales, empreintes d'un romantisme débridé puis cycliquement prises d'accès de folie furieuse saturant l'orchestre : elles ont fait l'objet d'une édition complète chez Danacord (n°1, n°2, n°3, n°4, n°5, n°7 - belle efficacité ! - , n°8, n°9, n°10 - étonnante ! - , n°11 - à peine 6 minutes ! - , n°12 - à peine 7 minutes ! -, n°13 - oui, elle commence comme la 7ème, ce n'est pas une erreur ! - , n°14, n°15, n°16). L'opéra sacré Antikrist est à coup sûr un chef-d'oeuvre. Messis est une oeuvre-fleuve particulièrement réussie, pour orgue, l'instrument pratiqué par le compositeur.
Il a fallu attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour que la vague de la modernité déferle enfin sur les côtes danoises, portant Per Norgard (1932- ), Ib Norholm (1931- ), Pelle Gudmundsen-Holmgreen (1932- ) plus quelques outsiders, Bent Lorentzen (1935- ) et Erik Norby (1936- ).
Per Norgard (1932- ) a adopté de façon durable une position d'avant-garde qui ne rend pas son écoute facile. C'est pourtant par une œuvre presque ludique, Bach to the Future, que j’ai fait sa connaissance, un peu par hasard. Attention, cette partition extrêmement séduisante n’est absolument pas représentative de l’ensemble de son œuvre instrumentale qui demeure difficile d’accès (Symphonies n°3 - commencez par elle sous peine d'abandon prématuré - , n°6, n°7). Le catalogue de Norgard est colossal et imprévisible, alternant les moments de tension extrême et d'apaisement : vous pourrez vous en faire une idée en consultant le catalogue des oeuvres enregistrées. Essayez l'o(pé)ratorio Nuit des Hommes ou Singe die Gärten, oeuvre superbe mais surveillez quand même votre tension : si elle monte de 5 points, n'insistez pas et revenez d'urgence aux 4 Saisons de Vivaldi. Cela dit, tout n'est pas aussi difficile et sa musique vocale est souvent d'une beauté à couper le souffle : Nova genitura, Frostsalme, Fons Laetitiae, pour soprano & harpe, Flos ut rosa floruit, pour choeur, devraient vous séduire. Sa musique de chambre propose une dizaine de Quatuors à cordes (n°1, n°6, n°10).
Ib Norholm a su donner libre cours à ses penchants lyriques : écoutez Americana (plage 3, par exemple) qui va comme un gant à la fraîcheur des voix danoises. Il est, à ce jour, l'auteur de 12 symphonies que vous trouverez peut-être trop massives à votre goût (n°6, n°7, n°9).
Pelle Gudmundsen-Holmgreen (Concerto grosso et Plateaux, une oeuvre que vous avez intérêt à écouter la première fois à reculons, vous comprendrez vite) est un franc-tireur incontournable dans la vie musicale de son pays. Enfin, Erik Norby a complètement retourné sa veste, passant du sérialisme au postromantisme le moins complexé. Il excelle particulièrement dans le genre de la mélodie (5 Sodergran Lieder).
De nouvelles vagues ont suivi à une demi-génération de distance, ne proposant pas moins de 300 créations, en moyenne, par an ! La Loi sur la Musique, adoptée en 1976, une première mondiale en son genre, n’est sans doute pas étrangère à cette vitalité. Elle accorde une grande importance à la musique savante afin de proposer une alternative aux musiques commerciales. Outre une aide aux compositeurs, elle distribue des subventions nationales et régionales non négligeables à des formations diverses, instrumentales ou chorales, chargées de diffuser la musique contemporaine.
Ce qui est particulier au système musical danois, c'est qu'il n'écarte, a priori, aucun style de musique pourvu qu'il débouche sur des œuvres de qualité. Néo-classicisme, néoromantisme, musique populaire, modernisme complexe ou nouvelle simplicité, tous les mouvements sont bienvenus. C'est cette largeur de vue qui autorise une grande liberté d'écriture aux jeunes compositeurs.
Dès la fin des années 1960, on peut entendre des musiciens aussi divers que Ole Buck (1945- ), Erik Bach (1946- ), Karl Aage Rasmussen (1947- ) - à découvrir - et surtout Poul Ruders (1949- ). Ruders est aussi imprévisible que Norgard et, à eux deux, ils forment le tandem de choc de la musique contemporaine danoise. Rappelez-vous ses Paganini Variations, présentées lors d'une chronique précédente et écoutez encore son Concerto pour piano, Saledes saae Johannes ou le très baroque Concerto pour violon.
Un peu plus jeunes, Hans Abrahamsen (1952-) (Winternacht), John Frandsen (1956- ) (Symphonie n°1), Bent Sorensen (1958-) (Phantasmagoria, pour piano) et Sunleif Rasmussen (1961-) (Symphonie n°1) écrivent dans un langage certes moderne mais constamment accessible. Vous éprouverez sans doute plus de difficultés à suivre l'oeuvre de Karsten Fundal (1966-), exempte de compromis, dans la mouvance de son maître, Norgard.
Je ne voudrais pas terminer sans signaler deux jeunes compositeurs qui écrivent une musique aussi compréhensible (par tous) que stimulante : Soren Nils Eichberg (1973- ) a décroché la première "résidence" auprès de l'Orchestre symphonique danois pour lequel il a écrit 3 symphonies énergisantes à souhait (n°1). Quant à Frederik Magle (1977-), il pratique le mélange des genres avec beaucoup de bonheur (Cantabile Symphonic Suite, Polyphony). Sa Lego Fantasia (oui cela a quelque chose à voir avec les parallélépipèdes de votre enfance : c'est en fait une commande de la firme éponyme) est l'essai prometteur d'un jeune homme de 20 ans. N'hésitez pas à visiter son site, vous pourrez y télécharger quelques jolis morceaux, tel Mary's Answer extrait de "A new born child, before Eternity, God!" que je recommande à tous ceux, ils sont nombreux, qui souffrent de dépression.
On compte peu d'opéras authentiquement danois ayant fait le tour du monde. Mentionnons quand même ceux de Carl Nielsen, Saul et David (1902) et surtout l'irrésistible Masquerade (1906) dont l'ouverture est déjà tout un programme.
Pendant la seconde moitié du 20ème siècle, le prolifique Norgard a notamment composé Le Tivoli divin (1983), Gilgamesh (1973) - commencez par lui - et Siddharta (1983). Ces oeuvres ont été enregistrées chez DaCapo.
Plus récemment, The Handmaids Tale (En français : La Servante écarlate) (2000) de Poul Ruders a remporté un Classical Award à Cannes, en 2002. N'en tirez cependant pas prétexte pour commencer là votre initiation à la musique danoise, vous risqueriez d'être un brin désemparé !
L’orchestre symphonique de la Radio Danoise est célèbre et son chef permanent, depuis 2000, est Michael Schonwandt. Thomas Dausgaard dirige, quant à lui, depuis 2004, l'autre orchestre de renom, l'Orchestre National. Mentionnons encore le chef Ole Schmidt (1928- ), compositeur à ses heures.
Les chœurs danois sont aussi fameux que leurs collègues baltes. Bo Holten (1948-), est un chef réputé dont le répertoire remonte à la Haute Renaissance. Son interprétation du Requiem du Tournaisien Pierre de la Rue (ca 1450-1518), à la tête de son ensemble Ars Nova, est superbe (Label Kontrapunkt 32001).
Quelques solistes de renom ont promu la culture danoise dans le monde entier : la flûtiste Michala Petri, le violoniste Nikolaj Znaider et le claveciniste Lars Ulrik Mortensen. Il existe aussi un Quatuor Danois et même plusieurs car le nom a été repris à toutes les générations par de nouveaux musiciens tous aussi brillants. Ne manquez pas les quatuors de Carl Nielsen, par le Young Danish Quartet, c'est un must discographique du label DaCapo.
Les labels DaCapo, Danacord et Kontrapunkt promeuvent efficacement la musique danoise. Vous trouverez sur ces sites de quoi parfaire vos connaissances, ce sont des outils essentiels de prospection ! Vous découvrirez, en particulier, qu'il n'y a pas qu'un Nielsen au Danemark. Le contraire eut été étonnant mais ce qui est intéressant, c'est de constater que Ludolf Nielsen (1876–1939) (Symphonie n°2) et Tage Nielsen (1929- ) (Il Giardino magico) ont, eux aussi, écrit de belles pages quoique d'esthétiques très différentes.
Pour terminer sur une touche anecdotique, saviez-vous que le Danemark possède deux hymnes nationaux ? Le premier est réservé aux cérémonies officielles, en présence de la famille royale, tandis que l’autre se chante en d'autres occasions, par exemple, lors des compétitions sportives.