Compositeurs contemporains

Lera Auerbach (1973- ), compositrice russe

Lera Auerbach
Lera Auerbach

J'ai évoqué trop brièvement l'oeuvre de Lera Auerbach dans une chronique antérieure, consacrée à quelques compositrices contemporaines. Les enregistrements disponibles se multipliant, le moment me semble venu d'y revenir plus en détails. C'est d'autant plus nécessaire que, depuis la disparition de Kaija Saariaho (1952-2023), cette artiste est en bonne place pour briguer la place devenue vacante de meilleure actrice du monde musical. Elle apporte, en particulier, une réponse convaincante à cette question maintes fois posée : "Est-il encore possible d'innover en musique savante sans recourir aux artifices improbables déployés en son temps par la génération de Stockhausen et Boulez ?". Certes tout "grand" musicien compose par nécessité intérieure sans se préoccuper des attentes d'un public d'ailleurs souvent versatile mais on ne peut nier qu'une sorte d'idéal est atteint lorsque ces deux objectifs sont atteints simultanément. C'est précisément le cas de Lera Auerbach et ce n'est pas un hasard si elle est désormais éditée par la célèbre maison d'édition Hans Sikorski, qui a déjà accueilli par le passé quelques illustres compatriotes, Serge Rachmaninov, Serge Prokofiev, Dimitri Schostakovitch, Alfred Schnittke, Sofia Gubaidulina, Arvo Pärt, etc.

Lera Auerbach, de son vrai nom Valeria Lvovna Auerbakh, est née en 1973 à Tcheliabinsk (Oural occidental), une ville située à 200 km au Sud d'Iekaterinbourg. Elle appartient à la génération qui a succédé à celle d'Alfred Schnittke (1934-1998), le dernier monstre (con)sacré de la musique russe. Et si elle n'a pas vraiment rencontré cet aîné illustre, elle lui a plus d'une fois rendu des hommages discrets en lui empruntant quelques tournures stylistiques et son art de la (dé)(re)construction des modèles classiques.

Schnittke avait mis à profit l'ouverture au monde de l'ex-URSS pour s'installer à Hambourg, en 1990. Auerbach a fait de même, un an plus tard, complétant des études entamées en Russie à la Julliard School (New York). Elle a ensuite posé ses valises à Vienne, où elle réside actuellement, tout en voyageant partout dans le Monde où elle est invitée. Le dernier festival en date, entièrement consacré à ses oeuvres, s'est tenu à La Haye en octobre 2023.

Perfect Harmony sculpture by Lera Auerbach
Perfect Harmony (L. Auerbach)

Fait plutôt rare, cette artiste est pluridisciplinaire, s'exerçant avec talent en sculpture, poésie & littérature et arts vidéo, ce qui n'empêche pas son catalogue musical d'être déjà bien étoffé. Tout serait même parfait si les enregistrements suivaient à la même cadence.

Bien que moderne, son oeuvre demeure constamment audible, à l'abri des dérapages que l'on a si souvent déploré dans le modernisme musical d'après-guerre. Car Auerbach n'a pas besoin d'extravagance pour innover et surprendre ou plaire sans brader. Appréciez la qualité de l'inspiration qu'elle déploie dans la Suite de 24 Préludes pour piano, opus 41, son oeuvre la plus jouée dans le monde (Qu'évoque pour vous le rêve éveillé du Prélude n°22 ? A moins que ce soit moi qui rêve mais n'est-ce pas déjà un compliment ?). Cette oeuvre a fait l'objet d'un superbe enregistrement paru chez BIS avec la compositrice au clavier, incontournable !

Auerbach : 24 Préludes opus 41

Auerbach s'est sentie tellement à l'aise avec cette formule qui enchaîne un grand nombre de pièces contrastées qu'elle a aussitôt réitéré l'expérience dans deux formules tout aussi réussies et parfaitement enregistrées :
- Suite de 24 Préludes pour violon & piano, opus 46 (Promenez-vous au hasard des plages et commencez par les n°3 & 4, puis poursuivez sans oublier les n°20 & 24 !) et
- Suite de 24 Préludes, pour violoncelle & piano, opus 47, plus lyriques - n° 12 ! - mais c'est l'instrument à cordes qui veut cela.
- Mentionnons encore les exotiques Préludes pour l'électr(on)ique Theremin & piano.

Auerbach : 24 Préludes opus 46
Auerbach : 24 Préludes opus 47

Pianiste confirmée, Auerbach se produit également dans le grand répertoire, en particulier russe : Serge Prokofiev (Sonate n°2 pour piano ), Modeste Moussorgski (Tableaux d'une Exposition) ou encore l'inattendu Boris Pasternak (1890- 1960, Sonate pour piano), davantage connu pour son Prix Nobel de littérature (1958) ! On s'attend dès lors à ce qu'elle compose abondamment pour cet instrument mais ce n'est étrangement pas vraiment le cas. Si Images from Childhood est une Suite de 12 courtes pièces plutôt anecdotiques, Ten Dreams est nettement plus consistante grâce à dix mouvements bien diversifiés. Cette oeuvre figure comme complément aux 24 Préludes opus 46 dans l'enregistrement déjà cité, de même que Chorale, Fugue and Postlude (n° 36 & 37). Un autre CD de la pianiste Ksenia Nosikova propose la Sonate n°1 (La Fenice, n°1 à 6) plus quelques compléments de choix (Il Segno, n°7 à 10, et Memento Mori, n°11 & 12).

Incidemment, Auerbach (ainsi que 11 autres compositeurs contemporains) a répondu à l'appel de Rudolf Buchbinder, visant à collecter de nouvelles Variations sur le thème de Valse de Diabelli qui est passé à la postérité grâce à la monumentale contribution de Beethoven (Enregistrement DGG).

Auerbach : Sonate n°1

En général, Auerbach est bien inspirée par les instruments à cordes, un exercice a priori difficile s'ils sont non accompagnés : Lonely Suite, opus 70, est un ballet brillant pour violoniste seul tandis que T'filah résonne comme une prière.

Parmi les oeuvres pour formations de chambre, plusieurs Sonates à deux instruments ont été enregistrées :
- Sonates n°2 & n°3, pour violon & piano,
- Sonate pour alto & piano et,
- Sonate pour violoncelle & piano (live).

Si les Trios à clavier, n°2 et n°3 sont accessibles à l'écoute, les dix Quatuors à cordes (à ce jour) ne le sont pas, à l'exception des n°3 & n°10 (Frozen Dreams, deuxième mouvement d'une oeuvre collective), une lacune incompréhensible. Si vous êtes perspicace, vous réaliserez que le Quatuor n°3 propose, en fait, une suite de variations d'après le célèbre Quatuor n°8 de Schostakovitch; tous deux ont été rassemblés sur l'enregistrement indispensable du Quatuor Petersen.

Même en écumant les enregistrements de musique de chambre, je ne peux que me lamenter qu'il soit aussi lacunaire, en particulier en ce qui concerne le massif des Quatuors à cordes. Cela ne peut perdurer, affaire à suivre donc et de toute urgence.

Enfin, Monologue, ici pour flûte seule, existe en plusieurs versions transcrites pour d'autres instruments, par exemple pour alto ou contrebasse.

Auerbach : Quatuor n°3

Auerbach a manié l'orchestre avec habileté dans six Symphonies non toutes enregistrées (et parfois dans des conditions précaires) : n°1, n°3, n°6. L'imposante 4ème "Arctica" été inspirée par un voyage initiatique en Arctique menacé de dissolution. C'est le fruit d'une collaboration avec National Geographic.

Le ballet a toujours fait partie de la grande tradition russe et Auerbach lui a consacré une douzaine d'oeuvres à nouveau inexplicablement boudées par les éditeurs. Pourtant, il suffit d'entendre de courts extraits (live) de Faust, de Maria ou de Shine a Light pour comprendre notre frustration. C'est sans doute dans ce domaine que la filiation avec l'oeuvre de Schnittke apparaît le plus clairement.

Un Concerto pour piano (et un Double Concerto pour violon & piano), 4 Concertos pour violon (n°3, n°4) et un Concerto pour violoncelle constituent l'essentiel actuel de l'oeuvre concertante. Quant aux Concertos Grosso, ce sont des oeuvres pour formations diverses dans l'esprit du 18ème siècle : Dialogues sur le Stabat Mater de Pergolèse (Part 1, Part 2, Part 3, Part 4, Part 5, hélas l'interprétation laisse à désirer), Fragile solitudes (plage 5), Serenade for a melancholic Sea, Sogno di Stabat Mater et Concerto grosso n°5 d'après deux oeuvres de Mozart (KV 299 & 315). Enfin, quelques oeuvres isolées (et enregistrées) viennent compléter ce tour d'horizon symphonique : Dreams and Whispers of Poseidon, Icarus et Post Silentium.

Un remarque s'impose au bilan : trop peu d'orchestres de premier plan s'intéressent à la musique orchestrale d'Auerbach. Ce n'est pas normal et cela nuit à la diffusion de ses oeuvres.

Poétesse appréciée dans son pays natal, il était normal qu'elle mette ses paroles en musique. Vous trouverez quelques mélodies (The Little Cuckoo) rassemblées dans un enregistrement paru chez BIS. Son titre étrange, ("Tolstoy's Waltz"), fait référence à une Valse anodine, composée par le célèbre écrivain Léon Tolstoï, que vous trouverez précisément en première plage de cet enregistrement.

Auerbach : Valses & Songs
Auerbach : 72 Angels

Deux Opéras existent à ce jour et Gogol vous accrochera sans doute davantage que The Blind, d'ailleurs plutôt un Mystère (austère) qu'une oeuvre théâtrale.

Dans le genre sacré, ne confondez pas le Requiem pour la Paix avec le (somptueux) Requiem (orthodoxe) russe et ne passez pas davantage à côté de 72 Angels, pour choeur & quatuor de saxophones. C'est une oeuvre déroutante à première écoute mais qui s'apprivoise très bien; elle est inventive à souhait et le Choeur de chambre néerlandais y fait des merveilles.

Lera Auerbach tient un blog autobiographique, une sorte de journal de bord à l'adresse de tous (ceux qu'elle a laissés en Russie et qui lui sont chers). Il pourrait être banal mais il ne l'est pas : outre des reproductions d'oeuvres graphiques personnelles, il propose un ensemble de réflexions concernant sa vie et son oeuvre, de même que des digressions sur des sujets artistiques qui lui tiennent à coeur. Voici par exemple son ressenti de l'homme Beethoven (Citation en traduction de l'envoi daté du 10/12/2020) :

"La vérité est que je ne sais pas ce que je ressens à propos de Beethoven. Il semble y avoir deux choses distinctes : l’une est Beethoven, l’autre est notre admiration pour Beethoven. La seconde est si épaisse qu’il est impossible de retrouver le vrai Beethoven. Essayez simplement de mettre de côté l’admiration du monde pour Beethoven : que verrez-vous à la place ? L'admiration semble être faite de bronze : elle peut prendre n'importe quelle patine ou couleur, mais elle est si lourde qu'elle ne peut être ni soulevée ni déplacée ; elle semble remplacer Beethoven pour toujours. Beethoven est devenu insignifiant par rapport à ce qu'il symbolise : la grandeur, l'esprit, le meilleur du meilleur de l'humanité. Le véritable Beethoven était-il un grand génie, un chef spirituel d’hommes libres, un exemple du meilleur de l’humanité ? Personne ne sait; le voile de bronze de l’admiration est tout simplement trop grand pour être écarté. Je soupçonne qu'il y a quelque chose de gênant chez Beethoven. Nous l'admirons parce qu'il peut s'élever au-dessus de son caractère carré, de son côté grincheux et de son incapacité à voler facilement. Il triomphe de ses limites, et c'est pourquoi il est plus proche des masses que Mozart avec sa divine aisance. Beethoven est un lion qui déchire la musique avec ses dents, ses griffes et ses sforzandi. Grâce aux efforts de sa volonté obstinée, il peut rugir triomphalement à la fin. Nous oublions ses sourcils froncés et sa sueur, nous pardonnons son odeur nauséabonde, ses mauvaises habitudes d'hygiène, ses mauvaises manières et ses mensonges. Rien de tout cela n’a d’importance. On lui pardonne un chœur qui doit attendre une heure avant de chanter quelques minutes à la fin de la neuvième symphonie. On oublie volontiers que Beethoven n'a pas écrit son air le plus célèbre : c'est une chanson à boire. Rien de tout cela n’a d’importance. Lorsqu’un homme devient dieu, il perd toute son humanité parallèlement à sa vie. La piété, comme toute autre chose, nécessite des sacrifices. Était-ce le choix de Beethoven ?"

L'Auerbach Center tient à jour tout ce qui concerne l'activité de cette artiste hors-norme. Vous y trouverez, bien cachée, une contribution de Dale Debakcsy, un auteur qui se consacre à la cause féminine et qui a trouvé en Lera Auerbach l'exemple parfait d'une artiste authentique.